L'histoire de Braguino est celle des civilisations à échelle réduite. Celle de l'éternel conflit entre les Hommes. Deux conceptions du monde et de la nature irréconciliables car fondamentalement opposées, l'apparente impossibilité à partager, à vivre ensemble. C'est celle d'une utopie vulnérable, déjà en danger.
Sacha Braguine avait un rêve. Celui de vivre en autarcie en cohésion avec la nature loin de la vie moderne et y fonder une famille. C'est à 700 kms de toute autre vie humaine, au milieu de la taïga sibérienne qu'il trouvera son bonheur. Il construit alors, de ses mains, tout un village prêt à l’accueillir lui, sa femme et leurs futurs enfants. Village qu'il nommera d'après lui, dans un élan de mégalomanie, somme toute justifié. Mais voilà, quelques années plus tard les enfants sont nés et ont grandi, et le rêve tranquille de Sacha Braguine est perturbé. Au milieu du village se trouve désormais une barrière. Une barrière que l'on ne franchit pas. De l'autre côté, une autre famille, les Kiline, seuls voisins des Braguine, venus s'installer quelques années après eux.
Ledocumentaire oscille entre le registre du conte et celui du western. Les grands espaces naturels sont omniprésents, la forêt surtout, les animaux aussi. Le manque de repères géographiques nous placent dans un monde au bord du fantasme. Les rêves racontés par Sacha rajoute encore une couche d'onirisme et les enfants apportent une douceur perceptible à ce monde brut, rêche. Mais la tension constante est palpable, le danger évident. L'image des braconniers, fusils à la main, qui débarquent en hélicoptère à quelques mètres à peine des enfants reste en tête - arrivée permise par les parents Kiline, au grand dam de Sacha, évidemment. C'est un monde hostile et froid qui se découvre sous nos yeux.
La beauté du film l'est aussi, froide ; tellement froide qu'on aurait pu jurer y avoir vu de la neige. La brume est omniprésente, tout comme les chevelure blondes, presque blanches, des enfants. Le fait qu'il n'y ai pas de voix-off participe à la conservation de l'intégrité de l'image. Les plans s'étirent dans le temps, laissant se dérouler devant nos yeux une réalité immaculée, inaltérée. Tout est pris sur le vif ; les images sont crues et portent en elle une pureté quasi-déconcertante.
Pureté elle-même aidée par l'innocence des nombreux enfants Braguine. Ces enfants vivants en pleine nature, qui semblent presque livrés à eux-même, en récréation permanente sur leur île, seul territoire neutre de Braguino. Enfants qui n'ont pas de difficultés à déplumer des oiseaux ramenés de la chasse, ou à enfiler à leurs pieds dans les pattes d'un ours encore vivant quelques heures auparavant. Il y a entre eux et nous un rapport d'étrangeté, une fascination. Nous sommes fascinés par leur monde, ils sont étranger au notre. Pour Cogitore, raconter l'histoire du point de vue des enfants était primordial. Il entama d'ailleurs son tournage quatre ans après ses premiers repérages, leur laissant ainsi le temps de grandir. Les enfants sont les premiers témoins de la tragédie qui se déroule à Braguino. Impliqués dans un conflit qui n'est pas le leurs. Les enfants des deux familles s'observent, se jaugent, mais n’interagissent pas entre eux.
Même à l'autre bout du monde, perdu au milieu de nulle part, les Hommes se fâchent, se bataillent des territoires. Sacha Braguine, qui voulait vivre en harmonie avec la nature, ne prélevant que ce dont il a besoin, se retrouve en cohabitation forcée avec ceux qui voient en la nature un profit à tirer. Les Kiline ont débarqués, sans invitation, et ont corrompu Braguino, la nature qui l'entoure et le rêve de Sacha Braguine. Sa recherche de calme et de tranquillité est maintenant polluée par l'Homme qui en veut toujours plus.
Quand le film se termine, il reste tout de même sur un sentiment d'incomplet : comme s'il manquait quelque chose, comme s'il n'était pas allé assez loin, ou tourné assez longtemps. Comment s'habillent-ils, comment fonctionnent-ils ? Et si un enfant tombe malade, que font-ils ? Et les Kiline, quelle mythologie ont-ils, eux, donné au conflit entre les deux familles ? On n'a l'impression de ne jamais saisir complètement les sources du conflit. On imagine tout de même la difficulté à naviguer au milieu des non-dits et l'impossibilité d'accéder à « l'autre côté » du conflit ; on conçoit compliqué pour un étranger de traverser la barrière qu'aucun autre ait osé franchir avant lui, et le risque de se retrouver face à des habitants hostiles chez qui il ne serait pas le bienvenu. Puis, on apprend en plus que Cogitore est parti avec une date retour prédéfinie, qu'il n'avait pas de traducteur sur place et a donc découvert au moment du dérushage les paroles des Braguine. Alors on comprend les manques, et on les excuse.
Clément Cogitore a su transformer ce qui n'aurait pu être que le récit anecdotique d'une famille volontairement en autarcie, en véritable tragédie sur l'impossible cohabitation de l'Homme et la nature, mais aussi des Hommes entre eux.

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le 7 mars 2019

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