Avec Bunny Lake Is Missing, Otto Preminger revient à ses premiers amours, à savoir le thriller psychologique pur et dur. S’éloignant d’Hollywood et de ses productions prestigieuses, il se rend à Londres pour adapter l'ouvrage de Evelyn Piper avec un budget modeste et avec une vraie volonté de se réapproprier l’univers du maitre Hitchcock : ambiance trouble et oppressante, noir et blanc fascinant, personnages ambivalents, thèmes de la folie et de la perversion sexuelle omniprésents ; rien ne semble manquer au tableau, on retrouve même la fameuse héroïne à la beauté glaciale ! Mais surtout, on retrouve l’assurance visuelle de Preminger, sa capacité à contrôler aisément le mouvement et le cadrage pour faire ressortir les relations entre les personnages et leur environnement. Quels que soient leurs défauts dramatiques, ses films sont presque toujours visuellement fascinants.

La force de ce film est de s'orner des apparats du film policier pour s'engouffrer, finalement, dans le pur thriller psychologique. En effet le début de l'histoire, d'une grande simplicité apparente, nous plonge dans ce qui ressemble être un banal film d'enquête : une fillette disparaît, la police débarque, les premiers témoins sont auditionnés, etc. Cependant, on se rend compte rapidement que l'enquête policière passe au second plan dans l'histoire et, après un virage scénaristique opéré en douceur, Preminger va se focaliser uniquement sur l'état mental de Ann, la mère de Bunny. On va ainsi se demander si la fillette existe vraiment et si toute cette histoire n'est pas le fruit de l'esprit dérangé de la jeune femme. Indéniablement, Preminger a su façonner un impressionnant jeu de piste à travers lequel il va balader son spectateur avant de le faire succomber aux charmes d'une ambiance prenante, parfois même haletante. Seulement si la partie psychologique reste le point fort du film, on peut regretter que le papa de Laura délaisse un peu rapidement la rigueur du film d'enquête. En effet, pour apprécier Bunny Lake il ne faut pas être trop regardant sur la crédibilité de certaines situations (on imagine difficilement que la police britannique, au beau milieu des sixties, n'arrive pas à mettre la main sur un seul document attestant ou non de l'existence d'une fillette américaine...), tout comme on peut regretter que certaines fausses pistes soient un peu trop évidentes pour véritablement nous berner.

Mais de toute façon, Preminger ne semble pas trop préoccupé par le mystère lui-même – en fait, rétrospectivement, il jette la solution dans le premier plan du film ; puis, sans tambour ni trompette, révèle la vérité à mi-chemin, comme s’il ne s’attendait pas vraiment à ce que quelqu’un ne l’ait pas déjà comprise. Son attention se concentre plutôt sur les aspects formels du film – ces merveilleux mouvements de caméra, la photographie évocatrice en noir et blanc – et son plaisir évident dans les performances de ses acteurs. L’hystérie croissante de Lynley aurait pu être irritante, mais Preminger a tellement de contrôle sur tout ce qui l’entoure qu’au lieu de cela, elle imprègne tout le film pour créer le sentiment d’un monde sans fondement stable. Il prend une atmosphère de conte de fées, rendue encore plus perverse par Noel Coward dans le rôle de son propriétaire, et l’inimitable Martita Hunt dans le rôle d’Ada Ford, la fondatrice de l’école Little People’s Garden, qui vit dans un appartement mansardé où elle passe ses journées à écouter des cassettes de cauchemars d’enfants. Au milieu de l’hystérie et de la perversion, le film est plus ou moins ancré dans le registre policier avec un Laurence Olivier magnifique de justesse et de retenue.

Mais l’originalité sera de construire un univers schizophrène dans lequel on perd pied avec la réalité et qui va nous faire douter de tout, même du plus évident : est-ce que Bunny existe vraiment ? Pour répondre à cette question, ou pour nous empêcher d'y répondre, le Viennois élabore un univers qui n'est pas sans rappeler celui de Alice's adventures in wonderland. Comme dans le célèbre ouvrage de Lewis Carroll, la recherche du lapin blanc, ou de Bunny, va nous conduire dans un monde où la frontière entre réalité et fiction est extrêmement ténue... Ainsi le récit, à la base fortement réaliste, va abriter de nombreuses références à l'univers onirique, comme si le cauchemar venait empiéter impunément sur le terrain du réel. À l'instar d'Alice, on va croiser toute une galerie de personnages étranges, singuliers, qui semblent sortis tout droit d'un asile de fous. À moins que ce soit le monde tout entier qui soit devenu fou ? Que ce soit le proprio, alcoolique et pervers, l'institutrice qui écoute les cauchemars de ses élèves ou cette cuisinière aux allures de tortionnaire Est-Allemande, personne ne semble à sa place ! Personne, pas même ce frère qui se confond avec la figure du mari. Plus rien n'a de sens, la démence se généralise et se répand comme la peste à travers toute la ville. D'ailleurs Ann, elle-même, n'hésitera pas à qualifier l'école de maison de fous !

Comme pour certains des films les plus emblématiques de Preminger, il y a un vrai plaisir visuel qui se dégage de Bunny Lake is Missing : ce n’est pas l’histoire racontée qui importe ici, mais bien la manière de la raconter et, plusieurs décennies après, il y a encore peu de cinéastes qui peuvent égaler son talent.

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 14 fois

2

D'autres avis sur Bunny Lake a disparu

Bunny Lake a disparu
Moizi
8

Jeux d'enfants

Preminger frappe encore une fois assez fort avec ce film-ci, très habile, très bien traité et surtout superbement mis en scène. Le film commence lorsqu'on a une jeune mère, plutôt pas mal faut bien...

le 24 oct. 2015

12 j'aime

1

Bunny Lake a disparu
Thaddeus
8

L’enfance pandémoniaque

De prime abord, Bunny Lake a disparu renoue avec la tradition du Preminger intimiste, à l'action resserrée, après la série de fresques imposantes que constituèrent Exodus, Tempête à Washington ou Le...

le 3 janv. 2016

11 j'aime

Bunny Lake a disparu
greenwich
9

Bunny Lake a disparu (1965)

Bunny Lake est un petite fille de 4 ans. Ann Lake sa mère vient d'arriver à Londres et elle amène sa fille à l'école et la laisse seule dans une salle. Lorsqu'elle revient à midi, Bunny a disparu,...

le 1 juil. 2014

8 j'aime

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12