Une fresque en forme de longue dérive à travers les âges, partant de la Révolution française et ses tricoteuses pour aboutir à l'époque contemporaine. Les transitions chronologiques se font sans heurt apparent et les situations se succèdent sur un ton de loufoquerie et de dérision généralisée : la décollation prête à rire, des soldats s'abattent entre eux et s'effondrent comiquement comme dans un ball-trap, des policiers délogent des camps de fortune dans des gesticulations ridicules, à peine entravés par un groupuscule de sympathiques opposants, une vieille dame rédige son testament au milieu de courbettes dérisoires et de médecins moliéresques... Le tout, évidemment, se voudrait porteur de réflexions profondes sur notre propre société, comme lorsque deux jeunes enfants dégustent sans ciller des esquimaux devant des scènes de guerre diffusées à la télévision...


Ces moments sont hélas trop rares. Le réalisateur prend certes soin de son spectateur, en lui déroulant de petits fils rouges, très rouges, que celui-ci est tout content d'identifier : la tête coupée du pauvre Rufus, recueillie dans un tablier puis recomposée, à une époque ultérieure, par l'ami dudit Rufus réincarné qui recouvre de chair factice le crâne osseux qu'elle était devenue ; une petite guillotine à poissons, qui fait chanter sa lame après celle que l'on a vu fonctionner aux dépens de nuques humaines...


On retiendra toutefois une jolie métaphore sur la perte de l'enchantement. Lors de la vie contemporaine qui lui est offerte, Rufus est soudain attiré, au point de la franchir, par une porte s'ouvrant magiquement pour lui dans le mur d'une rue. Comme Alice, il débouche sur un jardin luxuriant, empli d'animaux blancs de tous les climats, où il se voit accueilli par une charmante hôtesse, avant que la sonnerie de son téléphone portable le précipite à nouveau dans la rue. Vers la fin du film, de nouveau attiré par cette porte qui semble s'offrir, il la franchira une nouvelle fois. Mais le jardin merveilleux sera jonché de feuilles mortes et totalement déshabité, projetant Rufus, hagard, vers le monde extérieur où il se retrouve titubant.


Cette scansion de l'écoulement du temps, pour ajustée qu'elle soit, ne suffit pas à sauver totalement ce voyage en Absurdie. N'est pas Beckett qui veut...

AnneSchneider
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le 26 nov. 2015

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Anne Schneider

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