Matko traîne les rives de ce beau Danube gris comme on arpente le bitume noir d'un trottoir.
Il rôde, Il manigance quelques roubles avec les Ruskofs, il navigue sur les rives du fleuve Slave à la recherche de coups foireux, de quelques dinars Yougoslaves pour financer sa grande oeuvre: Détourner, avec l'aide des Bulgares, un train gavé d'essence entre la Serbie et la Turquie.
Le coup ! Le dernier ! Celui qui le sortira, lui et son fils Zare, de son éternelle galère.
C'est l'Oncle Grga parrain de la mafia locale au râtelier d'acier et Gypsy King en or massif d'une troupe de Romanos paumée en pleine Serbie, qui en souvenir de la belle amitié avec Zarije son père, lui prêtera les fonds pour ce coup fumant et fumeux.
Mais Matko décide de s'associer à son vieux pote d'enfance: Dadan.
Gangster à moustaches complètement fêlé, fan absolu de Techno plein de chaînes en or dégoulinantes et plus gros consommateur de cocaïne de toute l'Europe de l'Est, Dadan décide en bon enfoiré de tout garder, pognon et train, en laissant Matko croire qu'ils se sont fait doubler par ces saloperies de Bulgares.
Cette roulure de Dadan demandera d'ailleurs en compensation du blé qu'il s'est mis dans les fouilles et du coup de pute dont il est l'auteur, que le fils de Matko, Zare, épouse sa sœur cadette, la minuscule Bubamara.


Mais Zare ne veut pas de Bubamara. Il en aime une autre: Ida.


En Mai 1995 Emir Kusturica reçoit sa deuxième palme d'or ( Après Papa est en voyage d'affaires au Festival de Cannes 1985) et se retrouve au milieu d'une polémique imbécile initiée par Alain Finkielkraut et BHL. Nos deux fleurons de l'intelligence Made in France reprochent au géant Slave et à son Underground nouvellement palmé, des prises de positions pro-Serbes ( Pas complètement infondées) et une propagande nationaliste active ( Et tout ça sans que nos deux lurons aient vu le film - chose qu'ils admettront -, maintenant tout de même leurs accusations gratuites.).
Le film et ses nombreuses interprétations divisent critiques, politiques, intellectuels et propres amis de Kusturica restés à Sarajevo.
Le géant Serbe se sent trahi et décide d'arrêter définitivement le cinéma.
Mais l'un des pires films de l'histoire du cinéma va permettre à l'un des plus grands cinéaste contemporain de reprendre du service. En effet Le Jour et la Nuit de Bernard-Henry Lévy vient de sortir et s'apprête à polluer les salles de cinoche de notre bel hexagone.
C'est le moment que choisit Emir - "en voyant les dommages que Bernard-Henri Lévy peut causer au monde du cinéma."- pour revenir.


Kusturica est encore au plus bas quand une chaîne de téloche Allemande lui propose un documentaire sur la musique Tzigane. La dépression "Kusturicienne" est comme son maître: Immense, profonde et tenace.
Mais le retour aux sources, la plongée en pays Manouche, cette musique désespérément gaie, joyeusement désenchantée réveille les appétits de l'ogre des Carpates. Le doc télévisuel sur la musique Tzigane est aux oubliettes. Emir veut refaire du cinéma.
Rentré à Belgrade, il s'associe à nouveau avec le scénariste Gordan Mihić, avec lequel il avait déjà travaillé sur Le Temps des Gitans et se lance à corps perdu dans cette histoire folle pleine de bruits et de fureur.


Emir retourne aux fondamentaux et reprend, avec Mihić, les thèmes centraux du Temps des Gitans pour les retourner, pour détourner le mélo de son chemin et le faire plonger tête la première dans la comédie et l'absurde.
Kusturica prend le parti de s'amuser, de jeter aux orties le sérieux, le mélodrame, l'Histoire avec un grand "H" pour ne garder que sa vision truculente et surréaliste du cinéma et du monde. Le grand Emir abandonne le fond pour ne garder que la forme. Et quelle forme !
Le réalisateur Yougoslave ouvre la vanne, laisse échapper un flot ininterrompu de délires visuels incontrôlés et incontrôlables, laisse divaguer son imagination sans bornes au gré des courants impétueux de ce Danube sale et mystique.
Kusturica offre ses personnages crasseux et édentés aux Dieux du sexe et de la fange dans un sacrifice Païen coloré et bruyant, n'épargnant dans cet océan de crachats et de mauvais goût que la pureté adolescente de l'histoire d'amour entre Zare et Ida.
Le Fellini des Balkans sort de sa dépression avec fracas, comme l'on sort d'un long rêve, d'un mauvais cauchemar: Des images plein la tête et la sueur au front. Un pèle-mêle d'images, de sensations et de musique tintamarresque comme le rêve fou d'un Tzigane sous acides prenant forme sous tes yeux.
Emir modèle de ses mains sales comme un sculpteur délirant, un monde imaginaire, surréaliste et absurde où les fanfares Tziganes sont accrochées aux arbres, les cochons bouffent des Trabant et les cadavres reviennent à la vie. Il construit avec la vase malodorante des rives du Danube la statue gigantesque d'une Yougoslavie éternelle peuplée de gitans, de gangsters et d'amoureux.
C'est l'âme Slave sans entraves, sans chaînes, libérée de la tyrannie des Etats et de la dictature du bon goût que nous livre Kusturica.
La frénésie du sang Slave qui revient à toute allure dans les veines du Géant et qu'il laisse jaillir sur la pellicule comme un peintre jette ses couleurs sur la toile.


Chat noir, chat blanc devient le défouloir, la lessiveuse cinématographique des obsessions et des fantasmes "Kusturiciens" et la dernière grande oeuvre du réalisateur.
Une oeuvre baroque, délirante, monstrueuse, sensitive et folle. L'exacerbation outrancière des sentiments, des émotions et des situations.
La vision démesurée de l'ogre Kusturica. Son oeil Rabelaisien, paillard et pourtant si délicat qui passe dans un même élan rigolard de la fosse à purin où patauge ses personnages à l'envol léger d'une coccinelle dans le ciel Tzigane.


Alors, vole Bubamara, VOLE !

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le 19 nov. 2015

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Ze Big Nowhere

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