Acte de résistance
Certains films à petit budget décrivent une réalité locale qui, de manière progressive, s'étend et englobe la perspective plus large de l'universel. Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza...
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le 10 avr. 2024
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Certains films à petit budget décrivent une réalité locale qui, de manière progressive, s'étend et englobe la perspective plus large de l'universel. Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza Khatami en est un parfait exemple.
Les versets terrestres du titre initial (Terrestrial Verses) sont cruciaux pour suivre ou subir les dogmes, sans qu'on puisse les remettre en question. Ali Asgari et Alireza Khatami s’y penchent jusqu’à l’absurde en poussant le film vers une comédie crue, tragique et sans compromis, tout en sachant rester universelle. Chaque courte pièce dramatique – il y en a neuf dans le film, avec une introduction et une conclusion – fait écho à des mécanismes d’abus de pouvoir, de contrôle social et de soumission bureaucratique.
L’examen minutieux et constant subi par les protagonistes de Chroniques de Téhéran reflète le soulèvement de la jeunesse iranienne suite à l’assassinat de Mahsa Amini par la police des mœurs le 16 septembre 2022, qui s’est depuis transformé en une révolte. Il est vrai que dans les régimes autocratiques, dictatoriaux et théocratiques, le contrôle social est la marque évidente des tendances totalitaires, mais qu’on ne s’y trompe pas, aucune société n’y est à l’abri, et s’il prend des formes différentes dans les démocraties, les intentions restent proches : conformer les individus aux normes dominantes, avec pour corollaire le maintien d’une forme de pouvoir économique et social.
Ali Asgari et Alireza Khatami illustrent le sujet avec un dispositif aussi simple et radical qu’efficace : face caméra, un protagoniste devient la proie d’un interlocuteur, hors champs, qui détient le levier de la discussion et du destin potentiel de la personne interrogée. Les situations initiales sont réalistes et concrètes ; leur développement frôle l’absurde naturaliste, provoquant un humour caustique et poignant dans le désespoir qu’il véhicule. L’injustice est omniprésente, mais les personnages, issus de toutes les sphères de la société de Téhéran, des cols bleus aux artistes en passant par les retraités, ne se présentent pas comme des victimes. Au contraire, ils résistent à l’adversité à leur manière, déterminés à arracher leur maigre part de liberté aux petits potentats qu’ils rencontrent, révélant au passage les hypocrisies et les complexités qui imprègnent cette société. La simple représentation de ces situations met à nu les mécanismes des pouvoirs totalitaires qui se nourrissent de la peur pour maintenir leur hégémonie, à travers les pouvoirs qu’ils établissent à tous les niveaux de la structure sociale, pouvoirs qui se manifestent sous différentes formes, sous un vernis civil (administration, institution, censure), ou sous des formes similaires aux sociétés démocratiques (harcèlement sexuel, marché du travail). À cet égard, le fait que nous ne voyions jamais les interlocuteurs des protagonistes contribue à l’effet d’interchangeabilité de ceux qui oppriment.
Les vers terrestres font référence à un poème éponyme de la célèbre poétesse iranienne Forough Farrokhzad (1935-1967). Le film s’ouvre sur un plan large d’une ville à l’aube, une ville qui, vue d’en haut, ressemble à n’importe quelle autre ville, avec sa pulsation de vie qui se reflète dans ses sons, y compris les appels à la prière. La première scène de cette fresque sociale commence avec un homme qui vient de devenir père. Il tente d’enregistrer le nom de son fils, mais son choix est rejeté car trop occidental. L’absurdité est d’autant plus grande quand, dans le quatrième sketch, un inspecteur de la circulation convoque Sadaf pour une infraction au code de la route : l’inspecteur prétend qu’elle ne portait pas son voile en conduisant. Est-ce elle ou pas ? Cette question initiale se transforme en une discussion absurde sur le concept d’espace privé, et l’incongruité d’exiger d’une femme qu’elle cache ses cheveux même lorsqu’ils sont coupés à quelques millimètres. La huitième vignette est une réflexion sur le cinéma iranien lui-même, avec un réalisateur (Farzin Mohades) naviguant à travers la censure, incarné par une voix qui se veut amicale mais qui est en fait du gaslighting, laissant peu de place à la discussion : le scénario est découpé par la censure, le cinéaste se voit contraint de déchirer des pans entiers de son histoire, ce qui le rend absurde.
La liberté individuelle s’obtient collectivement, mais aussi à travers ces petits actes de résistance quotidienne qui diffusent dans l’air un esprit de lutte et de révolte. Tourné en sept jours avec des amis comédiens et autoproduits, Chroniques de Téhéran respire, de manière minimaliste, le désir de reprendre le contrôle de sa vie face à l’ingérence, au harcèlement, au zèle et à la perversité des bureaucrates, des représentants de l’autorité publique et du patronat qui exercent un pouvoir contribuant à la formation du totalitarisme.
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le 10 avr. 2024
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