[Rétro-critique]


Warning : la critique ci-dessous a été publiée sur le magazine électronique Ring (surlering.com) le 20 septembre 2004. Mais l'auteur de ces lignes assume tout ce qu'on pourra y lire. Pas comme si sa vie en dépendait, en même temps.


Le monde, de nos jours. Le décor underground, dur, à l'air vicié, est posé. Les geysers de feu d'une usine métallurgique ont accompagné l'orgasme factice, puis le néant. A la mort de son amant, rockeur has-been quadradégénéré, Emily (Maggie Cheung) a tout perdu : l'argent, six mois de liberté pour détention d'héro, les faux amis du milieu, sa seule place sur terre. A la télé, Phil Spector de meurtre est inculpé.


Encore assourdie par quelques notes de rock alternatif blasé, encore au diapason de ces électriques plans saisis au vol, l'ex-groupie junkie abandonnée de tous voit désormais en son gamin de 8 ans, élevé par les parents de son amant, sa principale raison d'être... devenir clean est à l'ordre du jour. Mais ceci signifie-t-il tirer un trait sur le rock n’roll ? Maggie Cheung revête en deux airs perdus l'effrayante nudité du nouveau départ, et Assayas en un regard attendri pose les bases d'un changement, celui d'une existence, sous le regard éprouvé du rock dont on se demande s'il agonise ou perd patience dans le noir...


De l'existence du rock n' roll


A cet instant, il semble déjà mort. L'univers dans lequel évolue Emily ressemble à une continuité planétaire du concert d'Altamont, symbolique mort du rêve beatnik. Bien sûr, on capte des voix, des sons, des mèches sur les yeux et des mains brassant l'air ; mais ce ne sont là que des sursauts de fans des sixties rampant dans l'ombre de leur sourire aigri, plus quelques jeunes gens nostalgiques d'une époque qu'ils n'ont pas connu.


L'amour entre Emily et cet univers était malheureux car à sens unique. Dans les premiers temps de Clean, elle doit l'abandonner, de peur qu'il ne l'ait déjà fait avec elle. Pour cela, fuir les souvenirs d'une époque révolue, dans les faubourgs de Paris, où elle a passé sa jeunesse ; un Paris nocturne d'un érotisme glacé. Tout semble charnel, mais rien n'est en contact. Les dealers meurent, les bureaux des chaînes de télé sont gris, les chanteurs (Trixie en l'occurrence) ne compatissent pas à la mort de leur prochain.


Ce qui ne te tue pas te rend plus fort, se rappelle t-on ; mais sur le moment, la douleur obsède. Emily veut de l'aide mais n'en trouve pas, se plie aux réalités laides, oublie parfois de respirer. Et les mains qu'elle croit tendues peinent à sortir de la pénombre. Dans cette pénombre, il y a Irène Paolini (remarquablement interprétée par une Jeanne Balibar glaçante), cette ancienne groupie à qui la réussite sociale a souri et la Vie dit adieu il y a une éternité. Elle est de ces quarantenaires autrefois idéalistes anéantis par la cupidité et le matérialisme ; en cela, sous son sourire affreux et son expression infirme, elle est une certaine vision de la mort de l'enfance.


Perdue dans ce maelström, une icône hésitante, Sandrine, la secrétaire nymphomane d'Irène, est une image de la génération suivante ; une jeunette hype faussement cynique, faussement bisexuelle, vraiment paumée. On peut voir là un des rares accents sociaux du film : enfant des médias gérants de vies, tous ses actes semblent dominés par une volonté de mise en scène puérile. Tout, de son job à ses amours brefs, semble faux (l'actrice qui l'incarne, Laetitia Spigarelli, troublante, menue et féroce, est un des coups d'éclats discrets de Clean).


Emily, que les comprimés ne quittent pas des yeux, vit une tragédie, mais pas un enfer ; Comme le lui dit le très beau personnage d'Elena (Béatrice Dalle radieuse), la vie de fonctionnaire monotone à laquelle elle se résigne, c'est celle de tout le monde. Le réalisateur Olivier Assayas ne dramatise pas sa condition ; il pose simplement, en filigrane, le doigt sur ce que cette résignation impliquerait : l'oubli du rock n' roll. Or, ce dernier a encore beaucoup à donner.


Le rock n' roll n'est pas mort


Ce rock n' roll, témoin de millions de songes naïfs et de déclarations d'amour criardes, moteur suicidaire, dernier exutoire artistique de la soif d'abandon, n'avait pas été mieux mis en scène depuis l'indépassable Almost Famous de Cameron Crowe en 2000. Au détail près que ce dernier le filmait à son acmé, lorsque l'autre média catalyseur de foules, le cinéma, entrait dans l'ère de la Nouvelle Vague. Olivier Assayas, lui, filme le rock n’roll dans sa mauvaise santé actuelle. Mais ce n'est pas tant à l'agonie du genre que l'on assiste : c'est à celle de ses anciens apôtres désenchantés. Le vrai rock, lui, se débat encore à fleur de pellicule, parfois revenu dans les bas-fonds qui l'ont engendré ; on parle même de comeback, non pas sociopolitique comme dans les 80's ; purement spectaculaire. Qu'il revienne en force dans la pop, en retour aux sources avec les White Stripes ou en revival du glam avec Ladytron, le talent et les foules de la génération 80's qu'il génère sont significatif d'une résurrection, au-delà du simple effet de mode à court d'inspiration. Simplement, tout cela est encore neuf.


Ce n'est pas le rock, mais ses gens qui ont baissé les armes. Clean serait un peu un conte des 90's mettant en scène les jeunes hippies du film de Crowe, rattrapés depuis par la réalité ; devenus de mauvaises herbes de l'ère originale, peu y ayant survécu.


Clean est l'histoire d'une de ces renaissances forcées. Celle d'Emily, fille des 80's, où l'innocence se perdait mais imprégnait encore les arts contemporains de son empreinte coriace. Emily, avec son prénom anglais et son nom chinois, son look grunge et ses traits asiatiques, devient alors la splendide incarnation de l'apparente nouvelle cohésion du monde ; mais cela ne fait pas d'elle un symbole international : elle n'est ni américaine, ni cantonaise, ni anglaise, ni parisienne ; elle est une Femme. Et c'est sa blessure, féminine, primaire qui transpire. Ce ne sont pas ses fringues hypes qui la figurent : c'est son regard empli de détresse, de solitude. Vraiment amoureuse mais réduite par l'incompréhension de son entourage à une vilaine caricature, profondément humaine mais artificialisée par la came, elle n'est ni victime ni bourreau. Chez Assayas, la déroute humaine qu'elle incarne n'est en rien une critique d'une quelconque classe sociale. Clean raconte l'Homme face à sa Liberté, à travers l'art.


Mais face à tant de forces invisibles, la solitude a souvent raison de la bonne volonté ; on attend une main tendue, celle-ci que l'on espère lumineuse. Dans la lumière, il y a Albrecht (Nick Nolte dans un de ses tous meilleurs rôles), ce vieil homme fatigué encore sonné par la mort d'un fils qu'il n'a jamais compris et qu'il pensait plus jeune. Un de ces rares hommes croyant au pardon. Ne voyant pas Emily comme une ex-toxicomane irresponsable mais comme un être humain blessé, il sera le phare permettant à cette dernière d'atteindre le rivage. Un beau rivage, personnel ; un regard d'auteur.


Paint it white


Une des grandes forces de Clean tient dans la réalisation de Olivier Assayas. D'après l'histoire, on s'attend à un filmage énergique, sur une longueur d'onde continue, nerveuse. Il n'en est rien : bien que parlant du rock - sans pour autant le raconter, là n'est pas son ambition -, sa mise en scène pourrait plus être qualifiée de soft. Changeant en fonction des scènes sa manière de filmer, passant des cadrages fixes à de belles caméras à l'épaule (comme celle suivant Béatrice Dalle dans une partie de billard), ses choix donnent toute sa singularité plastique à l'œuvre. Le leitmotiv musical de Brian Eno, à la grâce quasi-élégiaque, parachève le contraste.


L'auteur des Destinées Sentimentales ou encore du discutable Demonlover, filme patiemment son ex-femme, Maggie Cheung, son inspiration : cette passion rend sa caméra fébrile, en suspension amoureuse (ce léger flottement de chaque cadre posé sur elle la traduisant), observatrice d'un accouchement timide et douloureux. Cet accouchement donne corps à une comédie humaine sans début ni fin, fragment carrefour de quelques vies courageuses dont il ressort un espoir et une foi en l'homme infinis. Qui lui a inspiré cet espoir ?


Son héroïne, indubitablement ; celle de sa vie. Quatre ans après son comeback sur le devant de la scène avec In The Mood For Love, Maggie Cheung retrouve le cinéma d'Assayas qui lui avait ouvert les portes de l'occident avec le très singulier Irma Vep. Ici, elle impose au cadre sa présence indiscutable, ne surjouant jamais à la manière chinoise, laissée nue par le cinéaste qui ne la couvre d'aucun violon, ne force jamais l'émotion, sachant qu'il a là une comédienne qui suffira à la grandeur. Vraie, belle, émouvante, elle est une des plus grandes actrices du monde. Chinoise élevée en Angleterre lorsque le velvet underground sombrait, actrice rêvant de devenir chanteuse, née dix ans plus tôt elle aurait pu être une étoile filante du rock. Dans Clean, elle n'est qu'un satellite un peu las, implorant un pacemaker ; comme le rock n’roll ?


Frénésie de la sagesse


Toute la rythmique de Clean est basée sur ce souffle à la fois lent et frénétique par instants, caractérisant le retour à la vie timide, humble, mais laborieux et effrayé. Le rock n’roll n'est pas dans le film d'Assayas qu'un simple élément accompagnateur, il n'est pas là pour combler un vide : il a guidé le cinéaste dans la conception de son œuvre. Tous les éléments du récit, tous les personnages, n'ont-ils pas quelque part un rapport au rock ? A cette douce révolte qui a escorté les grandes embardées de leurs adolescences ?


On nous donne l'impression pendant tout le film d'assister à une légère descente en règle de cet allié du diable - dixit le cardinal John O'Connor ; mais en réalité il n'en est rien : ce sont les gens qu'Assayas filme, ceux qui subliment un courant, et ceux qui le pervertissent. Emily l'a perverti un temps, à son échelle, mais à la fin de Clean, dans un folk pur et sans nuées, elle affronte la bête libre et sage. Le rock n'roll la sauve ; elle sauve le rock n'roll.


Olivier Assayas, dont Clean est le film le plus beau et le plus complet à ce jour, se révèle un excellent scénariste. Il a écrit une histoire libre, d'où est né un film libre, mesuré et énergique. C'est justement de ce paradoxe qu'émane la plus grande force d'intimidation du film, hymne à la vie et au pardon, épitaphe du rock n' roll, mélodrame brut sans vernis ni falbalas ; un retour, quelque part, à un pan de la nouvelle vague occidentale, à une époque où mélo ne rimait pas implicitement avec bavardages intellectuels ou facilité, et où le metteur en scène, en plus de réaliser... prenait conscience.


http://www.orient-extreme.net/index.php?menu=cinema&sub=critiques&article=401

ScaarAlexander
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le 7 févr. 2016

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Scaar_Alexander

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