Il y a, dans un coin du cinéma d'Éric Rohmer, dans un coin de notre mémoire, une fille imprégnée de soleil, des confessions de Rousseau doucement goûtées au rythme des cigales, une épaule nue sur des draps froissés, la mer et le ciel bleu. Il y a les moments de sensualité estivale de La Collectionneuse et de Pauline à la Plage, la moue gourmande de Haydée Politoff et le dos découvert d’Amanda Langlet, qui sont comme les images enfouies d'un plaisir de l'instant, comme si une fois pour toutes l'été avait passé, comme si la raison amoureuse avait trouvé ainsi une pierre d'achoppement. En exergue de Conte d'Hiver est reformulée cette plénitude charnelle, cette gourmandise heureuse qui ont exactement la même fonction, loin derrière la vie présente et ses jours quelconques. Les premières minutes exhibent un homme et une femme en train de connaître le grand frisson passionnel et balnéaire, l’amour-toujours des couples à peine trentenaires qui se forment le 12 août à Palavas-les-Flots et se dissolvent, à l’heure du retour, sur le quai même de la gare. Instants d’un bonheur souvent immontrable, sauf dans ce qu’il a paradoxalement de plus pudique : le cul. Entre Charles et Félicie, c’est "physique", et Dieu sait si elle aime ça. Dans cette idylle édénique de vacances, ils passent leur temps à s’envoyer en l’air, à poil sur une plage, enlacés chabadabada ou surpris dans un lit plein de sueur. Images rares, dans un cinéma aussi réservé, que celles de ces bouches qui se donnent, de ces corps éclaboussés, de cette communion en forme de cliché. Images rêvées peut-être, sans une parole en tout cas, sans un mot qui pourrait les faire peser d'une continuité. Le deuxième volet des Contes des quatre saisons est le premier récit positif — au sens programmé — de l’auteur, sans fuite ni détours, et surtout sans renoncement d'aucune sorte. Tout le travail de Félicie, nom prédestiné, consiste à retrouver les ingrédients du paradis, et en tout premier lieu son protagoniste principal. Il s'agit de reconstruire un songe dont la réalité est constamment rappelée, ne serait-ce que par cette petite fille, Élise, un bout de chou très sérieux et attendrissant, fruit d’une liaison qui atteste silencieusement de l'ailleurs vécu.


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"Je résiste à tout sauf à la tentation", disait Oscar Wilde. On remplace "sauf" par "même" et on a une définition assez exacte des personnages rohmériens. Ses héroïnes, surtout. Car les hommes chez lui deviendraient vite des héros dignes de l’écrivain britannique si le destin ne les protégeait d’eux-mêmes, tandis que les femmes ne l'ont pas forcément pour allié. Elles ont la conscience et la confiance opiniâtres qui leur permettent de ne pas dévier d'un pouce de ce à quoi elles se sont engagées. C'est le cas de Félicie, brave petit soldat à qui le sort a joué un sale tour : lui faire rencontrer l'homme de sa vie et le lui faire perdre aussitôt. Et par sa faute, qui plus est. Levallois, Courbevoie, ça ne se ressemble pas. Mais là, au moment des adieux, dans l'émotion de cette romance partagée, elle a tout confondu. Lorsqu'elle s'est aperçue de sa bévue, des semaines plus tard, le mal était fait. Charles devait s’envoler pour les États-Unis et y devenir restaurateur. À supposer qu'il ait écumé Courbevoie à sa recherche, il aurait dû quitter la France depuis longtemps. Sans savoir que Félicie (aussi…) ne pensait qu'à lui. Quelques années ont passé. Le comportement de la jeune femme, qui travaille comme coiffeuse, ne laisse pas de surprendre sa mère et ses amis. C'est vrai qu'à première vue il est fantasque, voire incohérent. Ses tergiversations amoureuses mettent en lice un coiffeur bedonnant dont les intérieurs (un ravissant mobilier d’époque fin Pompidou-début Giscard d’Estaing) ne connaissent pas les livres et un intellectuel à col roulé capable de rapporter toute discussion à une lecture philosophique. Ces deux hommes sont comme les deux rails d’une voie ferrée, avec Félicie qui leur passe dessus : chacun lui permet parallèlement d’accomplir un bout de chemin, aucun des deux ne pourra jamais se l’accaparer. Elle le sait et ils s’en doutent. Le dispositif narratif repose sur des contrastes qui donne à une héroïne peu cultivée la maladresse du lapsus et le goût de la dissertation orale sur ses amours, le rêve de bonheur le plus fleur bleue en même temps qu’une connaissance innée, une richesse réelle.


Le tour de force de Rohmer réside dans sa capacité à faire surgir le plus simplement du monde le surnaturel d'un quotidien sans aspérités. À part Claude Sautet, quel cinéaste français aura à ce point enregistré l'air du temps, accepté de prendre au compte des personnages les tics sociaux les plus passagers ? Ses protagonistes sont d'une époque à qui ils doivent leur façon de vivre, leur morale et leur liberté. Ainsi le fait que Félicie élève seule sa fille n'aurait pas eu la même résonance vingt-cinq ans auparavant. La fonction dramatique en est déplacée. De même, les papiers peints usés, les boiseries marronasses et les abribus gris datent le récit ; ils l'inscrivent dans un réel d'autant plus fort qu'il n'a rien de décoratif. La majeure partie du film se caractérise par un contraste étonnant entre le rêve merveilleux de Félicie et le monde dans lequel elle vit ; entre le sujet même, la teneur intellectuelle, la profondeur de certains dialogues, et la forme extérieure, l'enveloppe visuelle de l'histoire. Rarement le cinéaste aura donné pareille trivialité à sa représentation du quotidien, en des images dénuées d’épaisseur et d'élégance. Ce point est d'autant plus remarquable que l'on pense souvent à Ma Nuit chez Maud, première histoire d'hiver, autre film de trajets, d'allers et de retours. Rohmer filme Paris comme on ne l’a jamais vu chez lui, si mélangé, si impur après les villes nouvelles des Nuits de la Pleine Lune et de L'Ami de mon Amie. Les gestes de l’hiver sont ordinaires, les vêtements où les personnages s’engoncent sans grâce, donnant à cette saison une présence concrète. C'est Noël, mais la neige n'a pas l'éclat, le pouvoir d'exaltation que d’habitude elle procure. Ce n'est pas assez dire que la banalité offre à Félicie l'espace de ses contraintes et de ses déterminations socioprofessionnelles : elle bâtit aussi les conditions de son histoire — celle qu'elle raconte à son entourage comme celle qu'elle se raconte à elle-même. C'est en regard de la plage bretonne que les décors ternes et la rencontre improbable dans un autobus prennent tout leur sens, et se justifient comme une esthétique nécessaire.


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De cette nécessité se nourrit l'extraordinaire présence du verbe aimer dans la bouche de la jeune femme. Avec elle il n'est plus question de stratégie, de séduction ou de mensonge. Lorsqu'elle parle d'amour, dans les situations les plus paradoxales, on ne peut que se rendre à l'évidence. Et quand elle dit aimer plusieurs hommes en même temps, sur différents modes, de l'amour fou à l'amitié tendre, l'ambiguïté qui est le ressort de bien des systèmes rohmériens a totalement disparu. Elle les aime puisqu'elle le dit, elle les aime comme elle le dit, et ses discours doivent leur évidence à ces plans de soleil restés, envers et contre tout, des horizons attendus. Lorsqu’il est devenu son confident, Loïc la tracasse de commentaires sur ce qu’il faut penser de la réincarnation et de l’argument de la réminiscence chez Platon. Rien à voir cependant avec des dialogues de sourds au pays des aveugles. Félicie lit dans les cœurs, pas dans les mots, elle a les sentiments qui parlent. Et il arrive même que son érudition à lui épouse ses intuitions à elle dans une communion contemplative. Il l’emmène au théâtre assister à une représentation du Conte d’Hiver de Shakespeare. À la sortie, dans la voiture, elle en parle, illuminée et lumineuse. Elle ne pense plus, elle voit sa pensée, sa naïveté stylée est devenue du grand art : tout l’art d’Éric Rohmer. Conte d’Hiver est un ciné-roman qui ressemble furieusement à la vie, qui transite par tous les réseaux de la circulation parisienne et de la langue française. Le cinéaste ne joue pas au documenteur (visite commentée de la middle-class française comme si vous y étiez), il compose avec ce qu’on appelle chez lui "le naturel", cette forme de spontanéité jamais captieuse qui se dégage de Félicie (et de Charlotte Véry, plus que parfaite), donc du film, puisqu’on ne voit qu’elle.


Et puis, il y a l'espoir. L'espoir irrationnel, illogique, insensé que Félicie conserve dans son cœur : l’espoir de retrouver Charles. En partant pour Nevers, elle a très provisoirement failli et renoncé à cette croyance. Désormais sa décision est prise : elle attendra. Rohmer n’était jamais allé aussi loin dans la fixation monomaniaque. Loïc, chrétien mais d'abord et avant tout raisonnable, s'irrite de sa foi de charbonnier, l’accuse de vouloir gâcher sa vie. Félicie s'en moque. Elle n’est pas une intello, elle n'a rien appris et ne sait rien sinon le peu qu'elle découvre et ce à quoi elle reste fidèle. Sa toute petite chance, elle la garde, parce qu’elle sait que si elle se concrétise un jour, sa joie serait multipliée par l'infini. Elle qui n'a pas lu dix livres est ainsi capable d’énoncer le pari de Pascal, en toute facilité, ou d’expliquer posément, avec ses mots à elles, simples et terre-à-terre, la passion qu'elle éprouve pour Charles. Et c’est avec une immense affection, une empathie sans limite, que l’on suit cette petite philosophe sans le savoir, cette mystique sans le vouloir, avancer au nom d'une certitude obstinée que les autres jugent folie, sur la seule route possible à ses yeux. Sans que personne ne songe à lui résister — ce qui d'ailleurs la met de mauvaise humeur. On la regarde marcher dans les rues de Belleville, avancer, reculer, s’embrouiller, toujours suivie par une caméra attentive et discrète. Et vient le moment où le cinéaste offre à la réalité brutale le cadeau-bonus de la fiction, ce coup de baguette qui remplit personnages et spectateurs de félicité. Aussi le miracle finit-il par survenir, avec Marie Rivière en dea ex machina, dans un dénouement à la Demy (on songe à Lola, bien sûr) qui ne gênera que les esprits forts, les adversaires résolus du destin et de son faux ennemi, le hasard. Et on se retrouve dans le même état que la petite Élise, surprise à verser des larmes après qu’elle eût vu sa mère pleurer de bonheur dans les bras de son élu. La morale qui s’exprime alors n’est pas seulement celle des sentiments, c'est aussi celle du récit. Rohmer, ce magicien.


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