C’est le tout premier conte des quatre saisons et s’il constitue le début d’une nouvelle série de films, il reste avant tout dans la continuité des travaux vaudevillesques des années 80 en ce sens qu’il est avant tout une rencontre, comme c’est souvent le cas chez Rohmer. Celle d’une professeur de philo et d’une étudiante au conservatoire. On est d’emblée dans la veine de L’ami de mon amie, de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, qui présentaient toux deux cette rencontre dès les premiers plans, les premiers mots. La situation initiale est déjà dans l’ironie : Jeanne a les clés de deux appartements mais ne peut jouir d’aucun comme elle le souhaiterait. On pense surtout aux Nuits de la pleine lune, évidemment, avec cette évocation permanente de l’habitat en tant que quête et point d’ancrage.

Il y a le jeu et la fidélité des Contes moraux, la légèreté et la dominante féminine des Comédies et proverbes. Cette apparente histoire de collier sert à la fois de prétexte (on peut penser que les interactions entre les personnages seront les mêmes sans son existence) que de déclencheur systématique du climat quasi hitchcockien que le film étrenne de façon homogène. Il faut en fait le considérer en tant que conte sur le désordre. Ce qui permet de constater, quand bien même le film soit passionnant, que Rohmer n’est pas le plus à l’aise dans ce registre, ce qui l’éloigne clairement d’un Rivette – On pense beaucoup à La bande des quatre – qui faisait du désordre sa principale source d’inspiration, jusque dans le fantastique. Le désordre chez Rohmer est souvent compensé : Dans L’amour l’après-midi, par exemple, le dérèglement scénaristique s’opposait aux précisions du narrateur, ainsi qu’à sa vie réglée comme une horloge. Ici pas du tout. Le film s’ouvre sur un désordre, celui d’une chambre et se ferme sur un autre, la réapparition improbable d’un collier disparu.

Entre ces deux points de récit, une multitude d’éléments vont accentuer cette impression de confusion. Ça commence évidemment par ces deux maisons dans lesquelles Jeanne ne veut pas être, l’embarquant d’abord vers cet appartement de transit, festif où elle fera la rencontre de Natacha qui la guidera inéluctablement et logiquement chez elle. Le film aurait alors pu se dérouler intégralement dans ce lieu, l’appartement du père de Natacha, où les deux femmes font connaissance, où Jeanne fera plus tard celle du père de Natacha au sortir de sa douche – encore un élément de désordre. Ça aurait pu mais Rohmer préfère se libérer vite de ce dispositif vulgairement théorique et conceptuel. Un autre lieu entrera en scène, plus mystérieux, plus romanesque – une maison de campagne – dans laquelle naîtra cette histoire non élucidable de collier perdu, à moins qu’il ne soit caché, ou volé.

Le désordre des relations accentue aussi ce mystère. Ainsi, Jeanne est en couple mais n’en parle pour ainsi dire jamais et ce garçon restera hors champ durant toute la durée du film – comme l’était Lucinde, la femme de Jérôme dans Le genou de Claire ou Jenny, celle d’Adrien dans La collectionneuse. Igor, le père de Natacha aussi est accompagné de Eve mais parait libre comme le vent, comme une rosée de printemps – c’est probablement le plus beau personnage du film, témoignant de ce glissement génial du cinéma Rohmérien qui avait d’abord commencé par mettre en scène des dandys parfois insupportables. Pourtant, si un parfum hédoniste plane sur les personnages, ils ne semblent pas moins tirés entre eux de part et d’autre, entre désir abstrait, jalousie réciproque et manipulation sous-jacente.

C’est peut-être la première fois chez Rohmer où l’on se demande si le quiproquo en est vraiment un ou s’il n’est pas motivé par des intentions précises. Natacha a t-elle vraiment omise de dire à Jeanne que son père passait le matin ? Est-ce réellement un hasard si le carré imparfait est réuni ce samedi dans la maison de campagne tandis que seul Igor avait dit d’y trouver ? Autant d’interrogations qui mènent forcément au destin mystérieux de ce collier… Jusqu’à sa (non) résolution. Rohmer a crée une sorte de thriller masqué, hypnotique. Un jeu de piste secondaire à l’intérieur du vaudeville. Il y a même un point de bascule décisif et elliptique plutôt étrange lorsque Natacha demande à parler à son père en se retirant dans la pièce d’à côté, laissant Eve en discussion avec Jeanne. Une confidence qui restera hors champ, jamais expliquée, qui pourrait être rien mais que l’on peut soupçonner être une évaluation des sentiments d’Igor pour Jeanne – que Natacha tente éperdument de rapprocher – ou un secret en rapport avec la disparition du collier. En nous ôtant cet élément scénaristique peut-être important, Rohmer signe pour sa non résolution nous laissant comme Jeanne seuls juges du mystère. Dans Pauline à la plage ce n’était pas le cas du tout car s’il laissait Marion dans son libre choix, Rohmer nous offrait la vérité en confidence.

Les ponts entre chacun des films de Rohmer sont nombreux. La scène de table ici semble être une brève copie de celle de Ma nuit chez Maud. Kant y remplace Pascal. Mais surtout il s’agit là aussi moins d’une discussion intellectuelle clivant qu’un catalyseur rapprochant ou éloignant entre eux les personnages. Marrant de constater qu’à chaque fois l’arbitrage du dialogue échoit à l’objet de convergence des désirs qui est aussi le sexe minoritairement représenté : Maud et Igor. C’est le cas lors de l’arrivée dans la conversation – qui aurait pu être terriblement lourd si non relayé ou lié à autre chose – de la thématique du jugement synthétique à priori qui en l’état fait aussi pont avec les événements mystérieux qui entourent la perte du collier.

Chez Rohmer, il y a toujours un hors champ. De ceux qui pourraient créer une dimension parallèle, un autre film – Nouveau trio/quatuor qui effacerait le narrateur dans Ma nuit chez Maud ou le personnage important sinon central qui n’apparaît jamais comme la promise de Jérôme dans Le genou de Claire. On pourrait rapprocher Conte de printemps de ce dernier à ceci près que ce personnage caché apparaît tout de même ici, brièvement au début, sous l’apparence d’une chambre désordonnée que la caméra prend soin de balayer lentement.

Finir sur la part magique du collier caché de lui-même et retrouvé dans une vieille chaussure – à la fois improbable et in fine le plus probable – permet de ne pas détruire le tableau relationnel. Le film s’achève malgré tout sur cette indécision. C’est peut-être ce qu’il faut retenir du cinéma de Rohmer en général : accepter qu’il soit sans fin, même si elle parait favorable. Le rayon vert en était la plus fidèle illustration. Le phénomène supplantait le sourire effacé ensuite par des larmes. La suite quelle qu’elle soit appartient au hors champ. Idem à la fin de L’ami de mon amie. C’est une éventuelle illusion de bonheur, juste une image, non une image juste. Un possible, non une certitude.

L’actrice qui joue le rôle de Natacha raconte aujourd’hui l’improvisation et la spontanéité de Rohmer exercées sur les lieux en particulier. On apprend que la séquence à la campagne, par exemple, se déroule dans maison familiale de l’actrice, le cinéaste étant tombé sous le charme – lorsqu’elle l’y avait invité – des murs qui bordent son jardin, ne permettant aucun vis à vis avec le voisinage. Plus tard, elle lui avait fait découvrir un endroit qui lui tenait grandement à coeur, un petit chemin dans les hauteurs surplombant la forêt. Rohmer voulut cette Amazonie dans son film mais le jour où ils tournèrent la scène, un épais brouillard (celui que l’on voit) dissipa intégralement le panorama. L’actrice raconte avoir adorer prendre cette revanche, ravie que Rohmer ne lui subtilise pas tous ses petits secrets.
JanosValuska
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le 20 nov. 2014

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