Élève des corbeaux et ils te crèveront les yeux

Découvrir Cría cuervos relativement tard à l'échelle du parcours non-chronologique de la filmographie de Carlos Saura a l'avantage de permettre la redécouverte plaisante de beaucoup d'éléments de sa période cinématographique durant le franquisme, en rupture totale avec ce qui suivra grosso modo au début des années 80 — Franco meurt en 1975. Il y a la bourgeoisie espagnole, l'évocation des souvenirs d'enfance dans une texture très proustienne, le mélange de réel et d'imaginaire, de passé et de présent, dans une mixture aux contours flous, et plus généralement une ambiance légèrement et volontairement approximative qui trouve un équilibre intéressant entre suggestion et précision.


Et la particularité de ce film, c'est la hauteur du regard, au niveau des yeux d'une enfant, Ana, de 9 ans. La mort règne sur tout le film, avec le deuil difficile de ses parents qui fera exploser beaucoup de ressentiments et de non-dits. Ana refuse le monde des adultes, elle fuit dans l'imagination, en s'inventant une carrure de meurtrière à coup de bicarbonate dans du lait — elle pense avoir tué son père alors qu'il est simplement mort au lit avec son amante, et il en découlera un grand sentiment de culpabilité. Elle s'invente donc son univers, elle fait revivre les morts, de sorte qu'elle retrouve l'amour de sa mère (Géraldine Chaplin). Elle nous parle également depuis un temps futur (ou présent), 20 ans plus tard, avec le recul de l'âge adulte.


Un film qui pue les dernières années du franquisme, avec une fratrie de 3 sœurs orphelines bercées dans un monde fait de secrets et de réminiscences diverses. Le réel et l'imaginaire inondent l'espace tout comme la vie et la mort, entre le bonheur passé avec la mère aimante et la haine persistante du père militaire. Quelques pointes surréalistes, presque fantasmagoriques, caractéristiques de son œuvre, participent à cette ambiance insaisissable. "Cría cuervos y te sacarán los ojos" : élève des corbeaux et ils te crèveront les yeux. Un titre on ne peut plus clair pour annoncer le thème des rapports difficiles entre l'enfance et l'âge adulte, l'incompréhension qui scinde les deux, et les interdits qui minent tout l'espace dans une atmosphère à peine respirable. Et "Porque te vas" en guise de ritournelle sur la tristesse de l'absence.


http://je-mattarde.com/index.php?post/Cria-cuervos-de-Carlos-Saura-1976

Créée

le 1 juin 2021

Critique lue 661 fois

4 j'aime

4 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 661 fois

4
4

D'autres avis sur Cría cuervos...

Cría cuervos...
Northevil
9

Ana et ses soeurs

Magnifique histoire sur l'enfance, la mort, le deuil et comment gérer celui-ci avec son imagination. L'apprentissage de la vie par ces enfants à travers les différentes scènes où ils vont plus ou...

le 12 juin 2013

32 j'aime

3

Cría cuervos...
Typhaine
9

Critique de Cría cuervos... par Typhaine

Sorti en 1976, mes parents étaient allés le voir au cinéma avec mon frère, moi, j'étais restée à la maison pour ma petite soeur... le lendemain, ma mère me dit "ça t'aurai plu", je crois même qu'en...

le 18 nov. 2010

19 j'aime

1

Cría cuervos...
Elsa_la_Cinéphile
10

Entre rêve et réalité : pourquoi tu pars ?

Ce film est tellement empli d'émotions. J'ai rarement vu l'enfance aussi bien filmée ... Le rapport entre le rêve et la réalité et particulièrement bien traité, et on sait bien que l'enfance est la...

le 13 mars 2016

15 j'aime

5

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

143 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

138 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11