" Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas. "

Héritier du drame romantique, du mélodrame, de la tragédie, en somme, de toute l'histoire de théâtre qu'il achève avec le plus immense panache, Cyrano de Bergerac ne peut finalement trouver son accomplissement que dans le cinéma. Éternelle réponse aux obstacles rencontrés par le texte face à la scène, le film offre des images douces, champêtres, nostalgiques, des accents de sud qui chantent à pleines dents l'amitié des compagnons, les sons des oiseaux, les bruits des canons, et la mort par de bêtes accidents du hasard. En somme, le film offre, un siècle après Rostand, autant d'émerveillement et d'émotion que pouvait avoir un spectateur qui découvrait le théâtre.

La première scène est magnifique ; elle est un véritable témoignage historique quant à la réalité des spectateurs du XVII°, à leur engouement, aux applaudissements qu'ils offraient à Montfleury ou aux querelles vives lancées contre cette " mortadelle d'Italie ". La cabale, le rideau levé, l'enfant qui s'émerveille, le public qui s'entasse, s'empiffre, et s'interpelle, le duel, la tirade des nez, les premières minutes mettent en lumière un monde qui, grâce à la qualité visuelle du fil, a l'air si vrai et si désirable (et puis si je suis pas objectif tant pis, je suis dixseptièmiste et on ne se refait pas, bande de fâcheux). Et, esthétiquement, le film nous place pourtant derrière" de multiples écrans ; l'action prend place dans les années 1630, qui voyaient déjà les balbutiements du siècle classique, où seul Corneille avait déjà émergé auprès du public parisien (la province n'existe pas bien sûr), et qui, pour nous, reste encore insondable floue, donc devait l'être dix fois plus pour Rostand. 1990 adapte donc 1898 qui adapte 1630. Ensuite, il y a la langue ; malgré des coupes qui passent inaperçues tant l'action est excellemment servie par un Depardieu qui est au final le Montfleury du XX° siècle, le spectateur vit deux heures de magnifiques alexandrins, les tirades des nez, des " Non merci ", les lettres et la mort de Cyrano étant parmi les plus beaux moment de la poésie dramatique française. Et l'art de l'acteur est magistral, car chaque alexandrin, écrit au XIX°, accomplit son but, celui d'imiter l'inflexion naturelle de la langue française. Autant que l'accent gascon, les alexandrins de Depardieu et de Weber chantent, respirent, passent pour de la prose et gardent pour autant leur beauté, en véhiculant des mots d'amour simples, une romance douce, et une histoire tragique. Dans cette réalité historique si bien représentée, la seule question qui se pose encore est celle de la langue. Si, comme le prouvent les tirades empêchées de Montfleury, la scène théâtrale du XVII° était le haut-lieu de l'artifice et de la déclamation, la province plus reculée offre des moments simples, naturels. L'alexandrin est au cœur du paradoxe, d'autant plus qu'ici, il est au cinéma, média le plus à même, non pas d'imiter, mais de représenter la réalité. Rappeneau réalise ici une mise en scène dans laquelle tout le XIX° atteint sa quintessence, et qui rend hommage à la fois au XIX° et au XVII°, dans un drame qui fond, dans un même souffle hommage vibrant à tout l'idéal hugolien, le comique et le tragique, le grotesque et le sublime.

Au-delà de la question de " mise en scène " ou " film ", mise en images en tout cas, ce Cyrano de Bergerac lui donne toute sa dimension de drame. Vous savez, j'ai une révélation à vous faire ; je n'ai pas lu Rostand (vous pouvez vous suicider, je vous y autorise). Et j'ai pu d'autant plus savourer ce drame à part entière, le charme innocent de Vincent Perez, le panache tonitruant de Gérard Depardieu, la bouffonnerie tragique de Jacques Weber, et puis la douceur de la mort, l'humilité de la dernière scène qui touche, comme l'épée de Cyrano, le spectateur en plein cœur. Les images claires, cohérentes, mêlent la campagne de jour et la ville de nuit, et rendent parfois triste, parfois gai, parfois spectateur. " Ne pas monter bien haut, peut-être… mais tout seul " (Léo Ferré bonjour ?), " Les larmes, c'était moi, le sang, c'était le sien ", " Car je me les sers moi-même avec assez de verve ; mais je ne permets pas qu'un autre me les serve " ; je pourrai tout citer pour illustrer, et je ne compte plus le nombre de fois où j'ai ressorti, par cœur et presque intégralement, la tirade des nez qui, lorsque je l'ai jouée devant ma classe de théâtre un jour l'année du Bac, a été un des premiers instants qui ont fait que le théâtre allait partager ma vie. Depuis hier soir, je ne pourrai plus me détacher de la voix et du panache de ce Cyrano-ci, de ce Christian par là, de cette Roxane enfin. Et puis cette musique… cette musique…

Histoire d'hommes, histoire de femmes, histoire de théâtre, histoire de cinéma, histoire d'amour enfin, comme le disait Hugo en parlant de Shakespeare ; Cyrano, c'est le drame.
Ashen
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le 25 nov. 2013

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