Parti voir Deep End sans rien savoir de son réalisateur, sans avoir lu une seule critique au préalable, principalement attiré par le contexte du film (Londres dans les années 1970) et l'espoir d'apercevoir furtivement une réalité à la fois proche et à jamais distante, j'en suis ressorti mutique, pensif, bouleversé, ayant vu quelque chose de bien différent de ce à quoi je m'attendais.
Quand le générique de fin s'est affiché à l'écran, impossible de se concentrer sur les noms qui défilaient : pendant de longues secondes la salle est restée silencieuse, prise de court par une dernière scène fracassante, inattendue alors même que le film entier tendait inévitablement vers elle - du grand art.

Voir Deep End est une expérience : bien que galvaudé, le terme s'applique ici tant le film est unique, tiraillé entre un réalisme troublant et de nombreuses scènes étranges, parfois très symboliques. La subtilité de la réalisation autorise tous les paradoxes ; la narration va à l'essentiel et multiplie les ellipses avec fluidité tout en se ménageant des longueurs nécessaires, tout paraît "vrai" et en même temps d'une surprenante bizarrerie...

Il s'agit d'un film difficile à cerner. Le point de départ du script - Mike, garçon de 15 ans poli et bien élevé mais sorti du cycle scolaire, est embauché par un établissement de bains publics, où il rencontre une jolie collègue un peu plus âgée (Susan) - semble appeler un scénario structuré comme une variation sur le thème de l'adolescence et des émois qui l'accompagnent ; mais ce n'est pas exactement le cas. Mike tombe évidemment amoureux de Susan, il fait clairement preuve d'un comportement erratique "bien de son âge", parfois illogique et déraisonnable ; néanmoins le coeur du film ne se trouve pas là, même si John Moulder-Brown campe son personnage de très belle manière, sans jamais tomber dans la caricature exaspérante de "l'ado rebelle", ce mythe uniforme apprécié des magazines féminins à destination des mères de famille.

Le film tourne en vérité surtout autour d'un autre thème, celui de l'obsession, du fantasme. Ce fantasme est matérialisé comme une évidence par le personnage de Susan (Jane Asher), incarnation parfaite du désir sous la forme d'une rousse magnifique, sulfureuse, incendiaire. Les mots sont d'ailleurs faibles pour décrire l'espèce de miracle se déroulant sous les yeux du spectateur : Susan n'est pas simplement une "femme fatale" (elle est trop jeune et trop naturelle dans sa façon d'être pour cela), c'est une implacable machine à coup de foudre. Dans certains films ou séries, on comprend mal l'attachement d'un personnage à un autre, on se demande sur quoi tient celui-ci, sur quel vécu commun, par exemple. Pas ici. Le charme agit sans prévenir, et génère une identification immédiate au personnage de Mike, amoureux transi faisant d'abord comme si de rien n'était, jusqu'à ce que cela devienne invivable pour lui - et que de jeune homme attendrissant il évolue en un poids encombrant pour une Susan courtisée de toutes parts.

Détail important : le film n'a quasiment pas vieilli. Certes la prise de son, forcément inférieure techniquement aux standards actuels, rappelle que nous sommes en présence d'un long-métrage daté de 1970 (la bande-son rock est en revanche toujours excellente). Sans doute la restauration de la pellicule effectuée en 2010 a-t-elle joué un rôle en sauvegardant le poids de l'image, la débarrassant de ses éventuels défauts parasites tout en soulignant ses contrastes et en appuyant sa palette de couleurs (vives). Ce sont des broutilles. Même sans cela resterait le talent de composition éblouissant de Skolimowski, qui apparaît dès un générique d'ouverture très malin (le vélo de Mike, filmé en très gros plan et en travelling, transformant l'outil usuel en ensemble abstrait de tubulures rougeoyantes) et se confirme ensuite tout le long du film, succession de scènes élégamment filmées, sans maniérisme ou artifices prétentieux.
Cependant le plus étonnant tient dans le fait que la puissance des deux personnages principaux reste presque entièrement intacte. Mike et son air de gendre idéal ne dépareilleraient pas dans un lycée privé d'aujourd'hui, et si sur la forme de nombreux détails le situent bien dans son époque, sur le fond il n'est pas si différent d'un adolescent timide d'aujourd'hui (notamment de par son comportement évoqué précédemment). Surtout, Susan n'a elle rien perdu de son pouvoir de séduction, absolument rien, 40 ans après la sortie du film. Combien de longs-métrages plus récents comportent-ils de personnages féminins à la beauté désormais fanée car passée de mode, correspondant à l'idéal d'une décennie particulière ? Enorme claque : car la beauté de Susan prend une apparence d'universalité. Croisée dans la rue en 2011, elle provoquerait strictement le même effet que dans Deep End, même en conservant son style vestimentaire évidemment dépassé (mais en devenant du coup joyeusement néo-rétro).

Face à une telle apparition, Mike se sent logiquement minuscule et insignifiant. Tristement pour lui, sa caractéristique principale se révèlera être l'impuissance : impuissance face aux évènements (lorsqu'il se voit relégué au rang de simple jouet sexuel par une cliente des bains, lorsqu'il tente de se rapprocher de Susan alors qu'elle est déjà promise à quelqu'un), rageante impuissance financière (face aux amants "sérieux" de la rousse, bien plus vieux et inévitablement, à la situation bien plus avantageuse), et finalement impuissance sexuelle quand il semble enfin sur le point de parvenir à ses fins. Cette triple impuissance, ajoutée à la tension animale que génère Susan sur son environnement, ne peut conduire qu'à un drame et pourtant le spectateur reste surpris de la tournure du scénario, malgré nombre d'indices de la part du réalisateur.

Deep End cache bien son jeu : faux modeste, ne prenant pas par la main le spectateur (le forçant à utiliser son imagination, à relier ce qu'il voit à ses propres expériences, sans jamais tomber dans un délire cryptique) il touche discrètement là où ça fait mal, très mal. C'est un film qui dérange insidieusement, qui veut nous faire croire que l'on peut sortir indemne de son visionnage, tandis qu'il imprime indéniablement sa marque.
Kalès
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le 5 août 2011

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Kalès

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