Peut-être avez-vous déjà entendu parler, au détour d'une conversation, au coin d'un article, de l'artiste qui se fait nommer F.J. Ossang. Longtemps toulousain, avant qu'il ne monte sur Paris, Ossang - dont personne ne sait le vrai nom, son nom d'artiste venant de la citation de la Bible "Je solidifierai mon sang, j'en ferai de l'os." - est un artiste que l'on peut aisément qualifier de polyvalent, étant à la fois écrivain, musicien (dans un groupe nommé MKB, pour Messengero Killer Boy) et cinéaste, donc ; ayant grandi dans une esthétique punk, il est normal que tous ses travaux soient imprégnés de la philosophie de cette tendance, nihiliste et dans l'instantané. L'homme n'a réalisé, en plus de vingt ans, que quatre long-métrages, et c'est l'avant-dernier en date, Docteur Chance, datant de 1997, qui nous intéresse ici. A mi-chemin entre le film noir où perce la lumière et le road movie sans destination, grandement influencé par les films de David Lynch et de Jean-Luc Godard, hommage permanent à un siècle de cinéma passé, Docteur Chance est une apologétique vivante à un art mouvant, une expérimentation jouissive, d'une rigueur et d'une exigence rarement vues, qui crée un nouveau langage cinématographique, fusion entre la grâce d'un film muet comme l'Aurore de Murnau (référence avouée par Ossang) et la tension d'un thriller.

On pourrait tenter de faire un synopsis du film, mais soyons honnêtes, ce n'est pas ce pourquoi il faut regarder Docteur Chance, d'autant plus que la narration fragmentée et brouillée à la Lynch empêche une compréhension immédiate des enjeux du film, faisant de ce dernier plus un ensemble de scènes cohérentes entre elles qu'un tout logique. Il y a un homme, Angstel, qui se brouille avec Zelda dans une ville d'Amérique Latine (l'endroit exact où se déroule l'action n'est jamais donné), et qui se remet au travail (noir, évidemment) avec un ami de sa mère, un peintre raté, Satarenko. Il y a une femme, Ancetta, pute qui n'aime pas dormir seule, qui va croiser la route d'Angstel, et partir en virée pour un voyage sans retour. Il y a d'autres personnes qui vont croiser leur route, l'Espagnol, le Hollandais, Victory Lane, tout cela pour une sombre de contrefaçon de tableaux. Si ce n'était que cela, le film ne mériterait pas forcément sa note. Tout comme Godard, F.J. Ossang reste ancré dans la marée descendante du siècle passé, créant des oeuvres tentant d'évaluer d'elles-mêmes leurs héritages respectifs. Ainsi, il décrit Docteur Chance comme un "monument" au 20e siècle mais, contrairement aux Histoire(s) du Cinéma de Godard où le réalisateur préside une autopsie rituelle dans un musée, Ossang insiste sur la nécessité de la vie, et par conséquent d'un état de vulnérabilité de la course incroyable du siècle dernier. Son 20e siècle est un siècle de vitesse, de machines, du Futurisme, de Burroughs, du cinéma (et surtout, comme déjà dit, du cinéma muet), et du rock'n'roll. Du "No Future", où le Néant est précisément le pourquoi et le comment de la vie. Voilà la source de la vulnérabilité, comparé à Godard, déjà renfermé à étudier le passage du Temps dans une perspective au-delà de ce dernier, une voix de l'Au-delà dont le corps devient les images qu'elle a vécue.

Ossang, dans Docteur Chance, fait du corps un objet se mouvant dans l'espace, au temps compressé et, plus important encore, capable d'expérimenter et même d'enclencher la vitesse. L'univers fragmenté, où il est difficile de reprendre son souffle, de Docteur Chance, le seul film en couleurs d'Ossang, est un univers où le spectateur est toujours laissé une étape après l'action. De très nombreuses références culturelles viennent à notre rencontre, donnant au voyage du héros l'impression de faire le trajet d'un siècle : c'est ainsi que Georg Trakl vend des potions à partir de son laboratoire, que la voix de William Burroughs sort des radios d'avions, et que le mystérieux camarade manquant se trouvant à la fin du périple ne pouvait être joué que par le mythique Joe Strummer, chanteur des Clash. Comme si Raoul Ruiz reprenait un film de Sam Peckinpah. Le syncrétisme parfait entre le Wild at Heart de Lynch et le Pierrot le fou de Godard. Docteur Chance est un film punk comme vous en avez rarement vu, à l'écriture remarquable (malgré certains dialogues sonnant faux), à l'image absolument magnifique, chaque plan étant un condensé de beauté - vous verrez que je n' ai pas employé le terme d'exigence pour rien -, un voyage pour cinéphiles amoureux de leur siècle dans un film parlant de mort sous la lumière de la vie.
BiFiBi
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le 16 sept. 2011

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