La couleur de la solitude
Dès l'ouverture le film annonce son propos et sa manière : l'efficacité et l'économie sont le credo du film, le contraste son moteur. Ainsi la solitude du personnage (Ryan Gosling, dont la régularité d'expression et le lissé du visage renforce l'incarnation archétypale et contribue à l'édification du personnage en mythe) est-elle immédiatement saisie, il se résume à ce qu'il fait : conduire ; et le pré-générique alterne arrêts et accélérations en une syncope où le mouvement ne cesse que pour se préparer. Doublant l'alternance, une même action se poursuit, astucieusement tenue par le match de basket, dont la fonction se découvre moins dans le résultat que dans le moment de son achèvement. C'est que dans le contraste, l'action ne se perd pas et la tension se maintient. La tension et les principes à l'œuvre dans cette ouverture dureront tout le film.
La beauté de Drive tient encore à une autre composante purement visuelle : le traitement de la couleur. En effet le personnage principal est d'abord filmé dans des tons froids, ce sera sa thématique ; et, à mesure que son mode de vie se fissure, que quelque chose arrive et que les sentiments trouent la surface lisse de son existence, par la présence d'Irène (Carey Mulligan, exquise de fraîcheur mais dont l'interprétation psychologique relègue le personnage à un rôle contingent et en diminue d'autant la puissance), les couleurs chaudes pénètrent, d'abord cantonné aux plans d'Irène, cette chaleur irradie et par une nécessité entropique atteint le Driver (qui n'a pas de nom) comme un désir. Ainsi ce beau moment où le Driver est dans l'appartement d'Irène, par la fenêtre, la nuit dans le dos le baigne dans le bleu, et face à lui, dans le même plan, Irène baignée de rouge et dans la lumière chaude et douce de sa cuisine, doucement il se laisse envahir par la nécessité d'une chaleur, d'une femme et d'un foyer. Et la tragédie se branche sur le plastique. Le bouleversement qu'exigerait dans sa vie l'irruption d'une sentimentalité se traduit par un dérèglement d'attitude et à la naissance du désir lui répond l'explosion d'une violence sans retenue qui évoque plus le cinéma coréen que la froideur d'un Mann auquel on songeait jusqu'alors. C'est le sens de la scène dans l'ascenseur qui illustre le transfert qui s'effectue depuis le baiser échangé jusqu'à l'explosion soudaine. Détournant le cliché de la scène d'amour dans l'ascenseur (filmé de près, appuyant sur l'intimité, dans une tonalité chaleureuse), Refn montre ici l'association entre désir et violence. La fin de la scène, séparant le Driver d'Irène de part et d'autre de la porte de l'ascenseur, fait écho à leur rencontre en début de film, devant ce même ascenseur, et clôt l'histoire de leur histoire et consomme la transformation de la fiction sentimentale en tragédie sanguinaire. C'est ainsi que par delà le mutisme du personnage vient s'imprimer de plus en plus, en témoin du bouleversement, le sang qui jalonne les scènes et tachent les vêtements. C'est que l'amour se double d'une sauvagerie. Et plus le film s'enfonce dans la tragédie, plus l'histoire d'amour s'enferme dans son impossibilité, et plus se substitue à elle, sang et violence. Ainsi l'emprunte sentimentale se commue-t-elle en emprunte sanguine et à la chaleur d'une atmosphère répond le rouge du sang ; à l'angélisme de sa solitude succède la violence débridée de la bête exterminatrice (à voir sans doute la traduction de l'amour en violence, la fascination pour les voitures, la vitesse et la solitude – caractéristiques viriles – l'impuissance sexuelle comme moteur tragique si l'on est freudien).
C'est enfin que se découvre la force de l'impénétrabilité du personnage, hermétique à toute présence, il n'est atteint qu'en surface et il faut voir l'étonnement d'abord quand il est blessé, à deux reprises par une balle et par une lame, c'est que ce qui le pénètre lui est d'abord une menace. On pense alors au Rousseau des Rêveries : « Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachaient à eux. J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes. Ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même ? » Et c'est le romantisme de ce personnage et le tragique de son histoire qui se lisent alors dans son incapacité à demeurer et donc à être, et comme Bill Pulman dans Lost Highway, sa nature est transitoire. A cette différence que pour Bill Pulman la transition était une issue quand pour le Driver l'impossibilité de rester lui est un écueil.
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