Montre-moi ton cinéma de bobo et je te dirai quel pays tu es... ;-)

Je me doute qu’il horripile sûrement un peu ce titre de critique…
Mais que voulez-vous…
A un moment donné il est tout de même difficile d’ignorer certaines évidences.
Oui Drive My Car est un vrai film de bobos. Je ne dis pas ça comme une attaque. Je pose juste ça comme un fait.
Quand un film nous invite à explorer pendant près de trois heures les états d’âme d’un acteur et metteur-en-scène japonais en prise avec une pièce de Tchekhov, je pense qu’on peut difficilement réfuter ce simple constat.
Et dire cela d’emblée ce n’est pas forcément vouloir faire un procès d’intention. C’est juste poser un cadre qui va nous permettre d’expliquer pas mal de choses.


Parce que oui, il va falloir le considérer ce cadre bobo, car c’est lui qui crispera ou séduira selon les affinités de chacun.
Ainsi n’échapperons-nous donc pas aux espaces cosy des grands hôtels et des intérieurs bourgeois, à ce goût consommé pour la culture occidentale classique, ou bien encore à ces discussions feutrées dans lesquelles on se délecte de savoir parler de sexe non sans une certaine élégance.
Il y a d’ailleurs quelque-chose d’assez européanisé dans la manière d’être des personnages de Drive My Car, comme s’il s’agissait ici de reproduire une sorte de fantasme.
A jouer d’ailleurs à ce petit jeu, le film de Ryosuke Hamagushi n’échappe pas à une légère impression de culture hors-sol.
C’est ce qui explique par ailleurs sûrement ce titre fort singulier pour un film japonais : Doraibu mai kâ en langue originale, soit la transcription phonétique littérale de Drive My Car.
Voilà qui permet de situer un peu l’œuvre : un film japonais imprégné de culture européenne et qui semble d’ailleurs s’adresser essentiellement au public du vieux continent.
Tout un programme…


Mais qu’on ne se méprenne toujours pas sur mon propos.
Je ne dis pas que c’est un problème en soi d’être un film asiatique imprégné d’une certaine européanité – j’en veux notamment pour preuve le fait que j’ai particulièrement apprécié Burning du Coréen Lee Chang-Dong – mais par contre je n’oublie pas de souligner que c’est cette imprégnation culturelle là qui conduit régulièrement ce Drive My Car vers une certaine contemplation de soi ; ou plutôt devrais-je dire vers un certain fantasme de soi.
Ainsi, sur ces trois heures de spectacle, le film aurait clairement pu se soulager de quelques répétitions entre acteurs et autre discussions qui, par certains aspects, donnent l’impression de n’être là que pour magnifier ce seul art d’être ce qu’on est…


Malgré tout – et comme l’annonçait si insidieusement le titre de cette critique ;-) – il y a bobos et bobos…
…Or je me dois bien de reconnaitre qu’en ce qui concerne Ryosuke Hamagushi, le bobo japonais a au moins le mérite de s’aimer avec un certain savoir-faire et une certaine élégance.
Car au-delà de magnifier son milieu, Hamagushi sait aussi magnifier ses lieux.
Cadre propre. Photographie douce. Un goût sobre mais certain pour une forme de géométrie de l’épure… Sans être pleinement séduisant, Drive My Car présente au moins le mérite d’être propre. Or c’est là justement le genre de raffinement qui s’est perdu au sein de la culture bobo de chez nous, alors ne boudons pas cette qualité.


Mais si le lieu est aussi régulièrement valorisé c’est aussi parce que Hamagushi sait le marier avec un vrai respect du temps…
…Et ça m’étonnerait presque de le dire, mais ces trois heures participent à installer quelque-chose qui va au-delà de la seule sublimation de soi.
Car ce temps long, c’est celui qui fait qu’au bout d’un certain moment, les instants de Drive My Car deviennent précieux.


Il y a d’abord toutes ces longueurs du début qui progressivement prennent de l’épaisseur a posteriori grâce à un habile jeu de narration par couches successives, mais il y a aussi tous ces instants insolites qui se posent là comme des bulles de respiration et qui s’installeraient presque comme des centres d’intérêt à eux seuls.
En ce qui me concerne par exemple, j’ai particulièrement apprécié cet instant où Yusuke et Misari décident de traverser le Japon sur un coup de tête.
On est dans un moment d’introspection. Les personnages ont besoin de décanter les choses et ce voyage s’impose comme une nécessaire mise à vide…
Or c’est justement dans ce contexte que Hamagushi prend le parti de filmer la route.
Juste la route qui défile.
La route et ses images. La route et ses sons.
Et même si j’ai quelque-peu regretté qu’à ce moment-là le cadre ait manqué d’une réelle stabilisation, je me suis par contre laissé totalement prendre par la distorsion sonore du passage dans les tunnels, par les errements des phares le long des routes sinueuses, par le silence d’une arrivée dans la neige…
Lors de moments comme ceux-là, toute l’ambition consistant à faire de la voiture un lieu de reconstruction de soi – un vaisseau faisant transiter du deuil passé aux « amours » futures – prend toute sa forme et tout son sens.


D’ailleurs je n’ai jamais trouvé le film aussi bon que lorsqu’il s’éloignait des pièces de théâtre et des comptoirs huppés.
Quelques balades en voitures et autres discussions / confessions sur le siège passager ont su sonner justes me concernant.
…Malheureusement pour un coup réussi il y en a parfois deux râtés.
Combien de fois le film savate-t-il ses instants à trop vouloir parler, à trop vouloir décrire ?
Venant d’un film d’auteur japonais qui aime prendre son temps, j’avoue qu’il y a là-dedans quelque-chose de rageant…


Ainsi – et à bien tout considérer – il y a du à prendre et à laisser dans ce Drive My Car.
D’un côté je ne peux renier de vrais instants de justesse, ainsi que quelques pointes d’élégance fort bienvenues, mais de l’autre il m’est difficile d’ignorer les quelques boursouflures et autres marques artificielles qui font que je n’arrive pas pleinement à me projeter dans ces quêtes introspectives.


Finalement, comme tout un symbole, c’est le titre qui pourrait contenir à la fois le problème et la solution de tout ce film.
Car c’est justement quand le film accepte de prendre la route qu’il est finalement le meilleur.
Loin des théâtres mondains, Yusuke se révèle le meilleur de lui-même sitôt laisse-t-il l’initiative de la conduite à celle qui au fond parle le moins alors que pourtant c’est elle qui a le plus à dire et à montrer.
Ce sera donc à savoir pour la prochaine fois, cher Ryosuke…
Car c’est parfois en allant se ressourcer un peu dans l’arrière-pays, loin des artifices de la grande ville, qu’on renoue avec l’essentiel…
…Et qu’on se dépare du superflu.


…A méditer. ;-)

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le 11 sept. 2021

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