La distance kilométrique s'oublie lorsque la proximité du temps se fait ressentir, le cinéma d'Oussama Mohammed serait-il un cinéma du temps ou plutôt des temps ? Ces instants capturés par son peuple contrent-ils la propagande du régime où se cristallise la gloire d'un chef suprême, son autorité et sa pureté ? C'est la guerre du 21e siècle, la nouvelle résistance face à l'oppression dont les téléphones portables et les plateformes de diffusion sont devenus les armes. Il est aujourd'hui possible d'assister à des exécutions en direct à l'autre bout du monde, les distances semblent éclater avec ces nouvelles ressources et les deux camps l'ont compris. C'est peut-être là ce qui marque le plus le spectateur une fois dans la salle, cette guerre aussi proche de lui.


Il est question ici de naissance, la naissance de 1001 cinéastes pour reprendre les mots du réalisateur, la naissance d'un nouveau cinéma, la naissance de l'espoir dans le chaos, la naissance d'une nation d'insoumis et enfin la naissance d'un enfant qui reviendra plusieurs fois au long du film. Cette naissance c'est peut-être celle aussi d'une oeuvre qui s'offre à nous, pourtant pour signifier cette naissance le cinéaste utilise des images de mort, de destruction, où les corps battus, vaincus, humiliés et décharnés des Syriens nous hantent. On a parfois l'impression d'assister à une sépulture de la Syrie à travers le regard d'un de ses orphelins et qui cherche, au loin, à la rejoindre en filmant et sublimant son quotidien dans la ville de Paris. Ces moments qu'il filme sont simples, ils rappellent avec nostalgie des moments de grâce comme a pu nous offrir Alain Cavalier. Oussama Mohammed filme ce qu'il peut depuis Paris, montant dans la tour Eiffel à l'image des frères Lumière plus d'un siècle auparavant. C'est d'ailleurs un sentiment comparable qui est recherché entre ce que pouvait ressentir les spectateurs de l'époque face, pour la première fois, à un train en mouvement fonçant sur eux à travers l'écran ( l'arrivée d'un train à La Ciotat ) et les spectateurs d'aujourd'hui face à une décapitation en direct par des hommes de noir vêtu. Il y a cette curiosité morbide qui nous traverse à travers le montage chaotique des images d'archives où parfois on ne discerne pas grand-chose, mais un contexte s'installe, car notre imagination y travaille et ce travail de l'imagination, cette contextualisation est justement ce qui nous rapproche de ces hommes et femmes torturés. Avec les humiliations et les meurtres auxquels nous assistons dans la première partie du film s'expose une intimité des derniers moments, une poésie macabre livrée par des inconnus. Heureusement le film ne s'arrête pas là et assezrapidement un dispositif se met en place entre le réalisateur et une cinéaste en herbe vivant à Homs, sous les bombes, réduisant encore plus la distance du spectateur avec la guerre. Il y a Simav (eau argentée) qui affronte l'horreur pour nous, les images d'archive ne sont plus et c'est bien avec elle que l'on marche à travers une ville éventrée, que l'on voit des animaux amputés et faméliques et des bombardements à outrance. La relation qui se lie avec elle s'épaissit et elle devient l'héroïne du film, le symbole de la résistance à travers son école où elle enseigne l'espoir à des enfants qui vivent dans l'enfer. L'école de l'espoir contre l'horreur, la culture contre la barbarie, le cinéma face à la guerre, tous constituent un même combat. Mais Simav reste humaine, elle n'est pas invincible, même les meilleurs d'entre nous ont peur face à la mort, et ça le réalisateur s'en rend compte aussi. Il se met à regretter d'avoir demandé de l'espoir à Simav, de l'exposer au danger avec sa caméra. Mais l'espoir n'a pas de prix, Simav certes a peur, mais elle aurait encore plus peur d'un monde sans résistance ou l'espoir aurait disparu. Havalo (mon ami) scande-t-elle, Havalo ce n'est pas simplement le réalisateur, Havalo c'est le peuple, c'est les spectateurs, c'est Bachar Al-Assad, c'est l'armée et ses soldats qui derrière leur posture n'en restent pas moins des amis, des Hommes. Regardez mes amis, mais regardez ce qui se passe, est-ce normal ? Est-ce moral ? Est-ce vous ? A l'image de cet enfant qui apporte des fleurs sur la tombe de son père, sous les bombardements, là se déploie la vraie puissance du film, l'humanité face à elle même. Oussama est déchiré de ne pas être au côté de son amie, il se sent lâche d'avoir fui le pays et la mort le 9 mai, date symbolique de la victoire contre le fascisme (selon le calendrier russe). Il se sent lâche quand il ressent le désarroi de Simav, et il l'attend en France pour montrer au monde l'image de la barbarie du monde moderne.


Le Printemps du sang


Du début à la fin du film on assiste à une montée en puissance de la violence et de la répression jusqu'à l'arrivée d'un ennemi encore pire, Daesh. Au début des civiles manifestent pacifiquement certains torses nus pour prouver leurs bienveillances, mais très vite le mouvement de contestation est écrasé par la réponse militaire. Des hélicoptères, des chars d'assaut du gouvernement tirent dans la foule et ce gouffre ne fera plus que s'étendre dans tout le pays. Le voisin qui autre fois venait prendre le thé à la maison se trouve être un moukhabarat (informateur) à la solde du régime, même les membres de votre famille peuvent être des traîtres et des informateurs des Assads, c'est la paranoïa. Dans ce contexte lorsque Simav regarde par sa fenêtre c'est pour assister à la terreur. Les femmes sont battues dans la rue, les bombes pleuvent, les animaux meurent, ce n'est que très rarement qu'un témoignage
vidéo aura été aussi proche de la guerre vécue par ses victimes. Ce qui est vraiment particulier ici c'est que Simav n'est pas une cinéaste à la base, en Syrie elle a entendu parler de Oussama Mohammed et s'est renseignée sur lui pour finalement le contacter. Va naître alors une collaboration étroite entre les deux personnes. Le cadrage de Simav lorsqu'elle traverse une ville en guerre ou depuis sa fenêtre est instinctif. Il donne au film encore plus de force, car il n'y a pas d'esthétique recherchée, ce n'est pas nécessaire, tout est là, en face d'elle. Il n'est pas sans rappeler L'homme à la caméra de Dziga Vertov, car au final on découvre le quotidien d'habitant dans une ville assiégée, mais malgré la guerre les gens continuent toujours à vivre, à s'organiser et voir même à résister. Le parallèle avec le film cité est manifeste également lorsque Simav s'approche de chats mutilés et cadre en gros plan leurs yeux, comme les poupées dans Vertov, ainsi la place du spectateur est bousculée. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard que l'animal qui est le plus filmé dans eau argentée soit le chat, star des internautes, pour ses gags et cascades qui amusent des millions de personnes sur Youtube. Vertov opposait deux manières de filmer la vie : « filmer la vie telle qu'elle est » et « filmer la vie à l'improviste ». Dans la première il s'agit de filmer la vie exactement comme elle est, comme elle serait si on n'enregistrait pas. Malheureusement il est impossible de filmer la vie de cette manière à partir du moment où il y une caméra entre le filmeur et le filmé, cet objet intrusif fauche la plupart du temps la sincérité de la relation. La deuxième méthode consiste à filmer le monde sans qu'il se sache filmé, cela consiste par exemple en caméra cachée ou dissimulée, ou à utiliser plusieurs caméras qui de par leur nombre se font oubliées. Il est intéressant de voir ici une fusion entre les deux concepts décrits par Vertov, car Simav lorsqu'elle filme Homs ne se pose la question de « l'improviste » que lorsqu'elle est en danger de mort. Cette fusion se concrétise lorsqu'elle suit Omar, un enfant de Homs et qu'elle discute avec lui. L'enfant ne semble pas penser un seul instant à la caméra, cela donne à voir des scènes hallucinantes où se pose la question de quelles rues choisir en fonction des snipers, ou de le voir se recueillir sur la tombe de son père, avec en fond sonore des fusils mitrailleurs et des explosions.


Un régime de terreur


Avec un montage alterné de sa vie à Paris et des images de Simav, Oussama crée bien entendu une rupture à l'image, mais également au son. Deux voix OFF opèrent, la sienne et celle de Simav et ainsi se crée un dialogue entre eux. Le son participe à l'angoisse du film, les bombes, les hélicoptères, les cris sont omniprésents. Depuis plusieurs années il récupère des vidéos de son pays, que ce soit celle des bourreaux ou celle des victimes et elles sont devenues pour lui une matière première pour son film. Le problème auquel on fait face avec
ce genre de vidéos c'est qu'elles sont souvent de mauvaises qualités et qu'elles portent déjà en elles des micro récits. Le tour de force du réalisateur est d'une part avoir réussi à transcender le matériau avec ses défauts, comme expliquer plus tôt, pour nous rapprocher des personnages les peuplant. D'autre part avoir réussit à construire une narration, avec des images provenant de différents supports et de différentes régions, et ainsi de nous retracer avec cette méthode originale le soulèvement et la colère qui montait alors dans son pays. Ce travail, pour citer d'autres inspirations, n'est pas sans rappeler un certain Chris Marker qui déjà dans les années 60 racontait des histoires avec des archives et faisait correspondre les temps et les lieux à sa guise « L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps », placée en épigraphe de Sans Soleil , la citation de Racine pourrait également s'appliquer au film d'Oussama Mohamed. Ainsi le film résonne en nous comme un témoignage, un exposé de notre époque qui entrera dans la mémoire collective. Grâce à ce film, on ne se souviendra pas seulement de l'horreur, mais aussi de l'espoir et de moments de bonheur dans une école du refus. La société montre ici ce qu'elle a de pire et de meilleur, ainsi Simav une fois sauvée de son pays et présentant le film à Cannes et au monde peut pour la première fois s'exprimer librement.


« La Syrie appartient au peuple Syrien, ne l'oubliez pas. Donc je vais y retourner, je sais que là bas tout n'est que néant. Humain, pierre, planète, ciel et étoiles... tout est mort devant mes yeux mais je vais rentrer. On a qu'un seul foyer »

Shanks-le-roux
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le 11 avr. 2017

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