El
7.4
El

Film de Luis Buñuel (1953)

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Le film raconte l'histoire de Francisco et Gloria. Francisco tombe amoureux de Gloria, alors qu'elle est fiancée à un autre homme, mais parvient finalement à la séduire. Il l'épouse. Francisco va alors se révéler de plus en plus jaloux et paranoïaque. Il terrorise et tyrannise Gloria que personne ne semble vouloir écouter. Presque séquestrée, effrayée par un homme qui semble pouvoir la tuer à tout moment, elle s'enfuit. Francisco sombre alors totalement dans la folie.


Au cours du récit, le point de vue adopté change à plusieurs reprises. La rencontre et la séduction de Gloria peuvent apparaître comme le passage le plus neutre (et en un sens le moins palpitant). Il pose la situation initiale, nous révélant par quelques indices discrets la personnalité profonde des personnages. C'est ainsi le regard de mépris que pose Francisco sur le prêtre qui s’avilit en s'abaissant, baisant les pieds des jeunes garçons. C'est sa colère envers son avocat essayant de lui faire entendre raison. C'est aussi la discussion entre Francisco et son domestique ou encore son emportement lorsque ce dernier va chercher une table de jeu (éléments qui seront analysés plus bas dans le texte). Ce passage introductif contient aussi des éléments annonciateurs de la suite du récit. La scène où Gloria est séduite par Francisco derrière une fenêtre nous empêchant d'entendre les paroles prononcées est par exemple révélatrice. En effet, par la suite, Gloria sera prisonnière de cette demeure, dominée par Francisco et incapable de se faire entendre.
Nous adoptons ensuite le point de vue de Gloria confiant à son ex-fiancé les tourments que lui fait subir Francisco. Nous découvrons alors progressivement, avec elle, la jalousie maladive de son mari. Nous ressentons son angoisse, son impuissance, sa peur et son sentiment de séquestration. Puis le point de vue change à nouveau par ce plan symbolique où nous voyons, de dos, Francisco épiant sa femme du haut de sa terrasse, tandis qu'elle sort de la voiture de son ancien amant. Dès lors Bunuel cherche à nous faire « rentrer dans la tête » du personnage et partager sa folie. Nous entendons des rires qui n'existent pas. Nous pouvoir assister aux visions sorties de l'imagination paranoïaque de Francisco (scène de l'église).
Enfin, la partie clôturant le film – se passant plusieurs années après les événements et révélant ce que sont devenus les personnages – reprend successivement le point de vue des deux personnages. Nous sommes d'abord avec Gloria lorsqu'elle vient avec son enfant et son nouvel époux prendre des nouvelles de Francisco. Puis nous revenons auprès de ce dernier lorsqu'il se renseigne au sujet de la visite de sa femme.
Ce mouvement de balancier entre le point de vue de Francisco et celui de Gloria nous permet à la fois de comprendre et de participer à la détresse de Gloria et à la folie de Francisco. Mais cela peut, malgré tout, engendrer un effet pervers, celui de nous mettre un peu à distance, de rompre les liens psychologiques et empathiques créés avec l'un ou l'autre des personnages, brisant ainsi la dynamique et la tension du récit.


Le personnage de Francisco est au centre du récit C'est un personnage très complexe. Il est naturellement enclin à la démesure et emporté par ses passions que ce soit dans l'amour ou dans la jalousie. Pourtant Francisco sait se comporter en société et ce n'est que dans le privé qu'il devient un tyran. C'est pourquoi Gloria a bien du mal à convaincre qui que ce soit du fou qui se cache derrière cette apparence. Cette folie est traduite par le décor, à savoir cette maison qui, d'apparence luxueuse, devient une prison. En effet lors de la scène d'ouverture, la maison apparaît magnifique, une vraie place pour discuter entre personnes de la haute société. Mais quand le domestique va chercher une table de jeu, c'est une salle composée de tout un bric à brac d'objets désordonnés qui s'offre à notre regard. Cette pièce cachée fait écho à la folie cachée de Francisco. C'est pourquoi la pièce doit rester cachée, d'où la colère de Francisco envers son domestique. De même l'architecture parfois tortueuse des lieux évoque l'état mental du personnage. Ce n'est pas un hasard si ce dernier frappe avec une barre de fer contre les barreaux de l'escalier et si ce bruit résonne, comme écho de sa folie, dans la maison tout entière.
Si Francisco est ainsi maladivement jaloux et ne supporte pas la simple politesse de sa femme pour un homme, c'est qu'il se juge au-dessus de tous les hommes. Il considère qu'il mérite le respect absolu de chacun. L'homme n'est pour lui que de la vermine à écraser, ce qu'il exprime dans un discours despotique et délirant au clocher d'une église. C'est pourquoi le personnage cherchera toujours la position la plus élevée. Nous le remarquons déjà quand il demande à se femme, en contrebas, de le photographier alors qu'il est en haut d'escaliers ou bien encore suspendu à une rambarde. De même, comme nous l'avions noté, c'est par un plan du personnage épiant sa femme du haut de sa maison, que le point de vue de ce dernier est adopté pour la première fois. La présence récurrente des escaliers (notamment le grand escalier de sa maison) est un autre symbole de cette volonté d'élévation. Toute cette symbolique de l'élévation éclaire en retour le mépris du personnage envers le prêtre de la première scène qui s’abaisse au niveau des hommes et se met même à leur pied.
Cette conscience de sa propre grandeur, se retrouve également dans la volonté du personnage de récupérer des terres qu'il considère comme siennes. Nous noterons au passage que cet orgueil trouve probablement ses origines dans la haute position sociale du personnage, riche propriétaire. Comment pourrait-il comprendre qu'on lui refuse quoi que ce soit ? Cette incapacité à subir un refus est mise en évidence au début du film, lorsque le personnage revient plusieurs fois à la charge afin de séduire Gloria. Il ne peut envisager son refus, tout comme il ne peut accepter ce que lui disent ses avocats tout au long du film. Il s'acharnera jusqu'à obtenir ce qui lui revient de droit.
De ce sentiment découle aussi une autre caractéristique de la psychologie du personnage. Il estimera toujours que la seule vraie justice est celle qui lui est favorable en tant qu'être supérieur. C'est pourquoi il est si choqué lorsque Gloria lui fait remarquer qu'il peut être injuste parfois. Et pourtant injuste il l'est. Cette injustice nous la décelons dès les premières scènes, lorsqu'il décide de congédier sa femme de chambre après que son domestique a abusé d'elle. Nous comprenons par ailleurs ainsi qu'il se considère supérieur à Gloria en tant qu'homme. Dans sa conception, le tort reviendra toujours à la femme : c'est elle qui aguiche l'homme. On le remarque d'autant plus lorsqu'il murmure cette phrase terrible : « C'est de ta faute !». On découvre aussi cet orgueil lorsque Gloria écrit pour lui la lettre qu'il ne parvient à composer tout seul. N'est-ce pas la plus grande des humiliations que de se montrer ainsi dans un moment de faiblesse et de laisser sa femme accomplir sa tâche à sa place ?


Bunuel affirme dans une interview accordée aux Cahiers du Cinéma : « j'ai voulu faire le film de l'amour et de la jalousie ». Et en effet si Francisco peut apparaître très antipathique de par sa jalousie, il est néanmoins vraiment amoureux de Gloria. Nous pourrions même dire qu'il est follement amoureux. Sous-entendu, c'est dans son amour que prend racine sa folie. Dès lors n'est-elle pas en partie excusable ?
Mais certains, en allant plus loin encore, proposent une autre analyse du personnage. Il ne serait plus ce monstre tyrannique que nous pensons voir, mais un héros croyant en la possibilité d'un amour pur. La passion de Francisco serait si forte qu'il attendrait de Gloria une pareille dévotion. Mais Gloria est incapable de lui donner un tel amour. Sa bonne volonté est alors encore plus douloureuse pour Francisco qui sent bien qu'il ne sera jamais aimé comme lui peut aimer. Cela est d'autant plus éprouvant pour un homme qui a une si haute opinion de lui-même, de voir sa femme incapable de s'élever au-dessus de la crasse humaine. La façon qu'elle a de respecter les règles sociales, d'accorder une danse à un architecte, de se montrer polie envers un homme aux intentions peu claires, tout cela apparaît à Francisco comme une manière de s'avilir et une preuve de son incompréhension du vrai amour. Il finira, tel un héros tragique, par renoncer à toute dignité au nom de son amour. Un amour qui le conduit certes à la folie, mais une folie légitime. Cette folie fruit d'un amour pur et transcendant, jamais il ne pourra s'en défaire. Ainsi le dernier plan du film montre le personnage marchant en zigzag, toujours enfermé dans sa folie.
Cette interprétation peut néanmoins sembler abusive, d'autant plus qu'une partie du récit est racontée du point de vue de Gloria.


Le personnage de Gloria est aussi intéressant et ambivalent. Torturée, continuellement humiliée, elle se montre pour autant incapable de quitter Francisco. Est-ce de l'amour ou du masochisme ? Elle affirme en effet que ce qui lui plaît le plus chez Francisco est sa « dureté ». Elle s'affirme amoureuse mais on ne la voit jamais exprimer cette passion par des élans amoureux. Ce personnage semble donc lui aussi difficile à cerner.


On pourra néanmoins faire au film le reproche d'un certain classicisme que ce soit au niveau de la mise-en-scène ou du déroulé du scénario. Mais surtout El souffre de la comparaison avec d'autres films jouant sur les mêmes éléments (enfermement, folie...) qui parviennent à créer un suspense encore plus grand et une tension encore plus intense. L'idée d'enfermement comme la sensation d'angoisse seront ainsi plus marquées dans Hantise de George Cukor ou bien dans Qu'est-il arrivé à Baby Jane? de Robert Aldrich.

Créée

le 1 juin 2016

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hotgavial

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