Ni gentil ni méchant, simplement insouciant et corrompu

Sur la brusque fin du rêve pour les insiders insouciants, profitant de leur statut pour jouir sans autres entraves que la loyauté au système et le silence concernant les magouilles ; L'oreille avec son couple d'happy few 'staliniens' en train de perdre les faveurs du régime ciblait un cas similaire. La représentation présente est moins anxiogène car on voit encore le monde tourner pendant que le protagoniste s'enfonce. Malgré la froideur de l'immersion dans un environnement unanimement négatif, on développe de l'empathie pour ce salaud passable quand l'étau se resserre ; il est de ceux dont on peut sourire des malheurs, mais il est trop lisse pour qu'on lui en souhaite.


L'intrigue est inutilement étirée si on en attend quelque chose, mais cet abus participe à l'efficacité. Le rythme est le meilleur atout (quoique dopé une bande-son répétitive) et compense dès le départ le mouvement de recul qu'inspire l'approche glaciale de faits sans la moindre grâce, comme ce banquet de nantis vulgaires – un véritable trope et une des manifestations de la trivialité de l'éventuelle charge (ou charge avérée mais abstraite et superficielle). En adoptant le point de vue du pourri [d'élite mais au second rang dans la cour où il s'exerce, celle des fusibles potentiels] pris à la gorge, la mise en scène est virtuose et pourtant rabougrie. Le film gagne continuellement en intérêt, par palier, à mesure que Manuel fait un nouveau bond irréversible ; mais l'affaire en particulier, même à la fin, reste nébuleuse – on devine principalement et seulement ce qu'elle a d'universel.


Et à ce titre El reino est un défonceur de portes ouvertes, ciblant ce qu'il y a de plus commun et moins menaçant dans la corruption des politiciens : les détournements de fonds. Néanmoins ces histoires d'argent, moins graves que des offensives idéologiques, des viols des droits humains ou des crimes car leurs effets sont réversibles et qu'elles laissent une marge de manœuvre à la société, montrent à quel point les politiciens sont une classe d'inutiles et de voleurs – pour le commun des hommes et pour la société dont ils assurent, en principe, la gestion. Donc le film est silencieux face aux problèmes qui feraient trembler les citoyens mais aussi les personnes ; par contre il pose la question de l'ordinaire de cette corruption [financière et administrative], vécue comme innocente, à moins qu'elle ne soit pas réfléchie car c'est simplement l'oxygène de ces gens (ce que pointe ouvertement la journaliste en conclusion). Ces gens pourraient être n'importe quoi dans le personnel politique, simplement ils ne sont pas n'importe qui. Néanmoins du socialisme même 'champagne' semble improbable (mais pas impossible) tant l'idéologie et la notion de responsabilité collective sont réduites au minimum ; vraisemblablement nous sommes à bord d'un appareil centriste avec un masque droitier et/ou libéral.


La seule saveur originale est la désignation de la corruption à échelle locale, suggérant que la politique régionale ou à plus bas niveau n'est qu'un étage de plus pour remplir les poches des apparatchik et agrémenter leur statut – le tout dans le contexte de l'Union Européenne, soit complice soit aveugle. L'autre point suggéré à plusieurs reprises est le caractère dynastique de la politique et l'ancrage séculaire de la corruption ; c'est banal là aussi, mais ça vaut le coup d'être mentionné puisque cela montre que la pratique de la politique, laissée à elle-même tout en étant légitimée, se confond avec le verrouillage du pouvoir, donc de la répartition des postes, des privilèges et des ressources – donc que ce que nous appelons la corruption n'est que la prolongation de ce que nous désignons comme 'Ancien Régime', quand bien même la 'tradition' a perdu son grand 'T'. Le tableau serait populiste s'il y avait un peu d'optimisme, de foi dans le peuple ou certains de ses relais ; et peut-être l'est-il par la négative, puisque le peuple ici est absent et les relais supposés sont défaillants. Il n'y a pas de place pour une représentation honnête ; un vide s'ouvre, l'amertume est tout ce qui le remplit – et l'anxiété pour les rentiers de ce système vérolé.


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Zogarok

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