De la difficulté de faire un film à la hauteur du sujet qu’on traite…

C’était un exercice casse-gueule.
Casse-gueule parce que d’apparence facile.
Quand on a pour sujet de son documentaire une telle icône de cinéma – qui plus est une icône qui a été l’un des artisans majeurs d’une foultitude de chefs d’œuvre – le combat semble déjà gagné d’avance.
Le simple fait de citer les plus grands morceaux du répertoire en les appuyant de passages cinématographiques judicieusement choisis pourrait clairement suffire à produire un film qui satisferait n’importe quel spectateur, le plaisir de profiter de l’équipement d’une salle de cinéma fera le reste…
Après tout Bohemian Rhapsody était bien parvenu à son époque à se justifier auprès du public pour le seul répertoire de Queen…
…Alors avec Ennio Morricone, pensez-vous donc.


Le risque avec cet Ennio était donc de faire un film plat. Un film sans audace. Un film frustrant… Et je ne vais pas vous mentir, j’ai d’abord cru au pire tant le premier quart a été assez effrayant de ce point de vue là…
Car c’est effectivement peu dire si Giuseppe Tornatore ne brille pas par son inventivité et son inspiration sur les premiers temps de son film. Après un petite scène invitant le grand Ennio a se plier à une petite singerie de mise-en-scène plus artificielle que réellement signifiante, le documentaire se lance alors plutôt mollement en se contentant simplement d’enchainer les témoignages et cela sans parvenir à les valoriser cinématographiquement.


Alors certes, d’un côté cette tare peut s’expliquer, voire presque se justifier.
Parce qu’il a fait le choix – compréhensible – d’une narration linéaire qui entend dérouler chronologiquement le parcours de l’auteur de la naissance à la consécration, cet Ennio se retrouve mécaniquement contraint de bâtir un narratif avec très peu de documents d’archives et surtout très peu de témoins pouvant raconter l’époque des débuts, si bien qu’on se retrouve la plupart du temps avec Ennio parlant d’Ennio ce qui, après la petite mise-en-scène d’introduction, n’est pas sans donner à l’ensemble un aspect plutôt « meloneux » au personnage, se gargarisant de son propre talent…
Mais bon, si d’un côté j’entends les contraintes posées, de l’autre force m’est de constater que Giuseppe Tornatore n’a pas cherché pour autant à les contourner. Ce n’est pourtant pas comme si les alternatives n’existaient pas.


Il aurait par exemple été possible de commencer par l’amour de Morricone pour les échecs puis ainsi dérouler tout ce qui a pu être dit sur le côté métrique et taiseux du personnage.
Idem le film aurait pu ouvrir sur le fait que Morricone ait mis si longtemps à obtenir la reconnaissance de certains de ses pairs, ce qui aurait alors contribué à générer de l’intrigue…


Et si j’entends qu’une autre approche que celle choisie par Tornatore aurait été plus délicate et technique, le fait est qu’elle aurait sûrement eu le mérite de ne pas réduire ce début de film qu’à du blabla…
…Et n’est-ce d’ailleurs pas ce qu’on est en droit d’attendre d’un film, tout documentaire soit-il ? …Qu’il parvienne à nous emporter de par la maestria de son auteur à manipuler ses techniques ?


Alors malgré tout c’est vrai que sitôt le film commence-t-il à enchainer les compositions agrémentées d’extraits de film – forcément – il devient plus facile pour le spectateur de se laisser prendre. Ça a d’ailleurs été mon cas comme ça a dû être le cas pour la majorité.
En même temps Morricone reste Morricone. Certains iraient peut-être même jusqu’à dire que le grand Ennio peut, de toute façon, se suffire à lui-même et que c’était au fond ce que ce film avait à faire de mieux pour traiter son sujet : s’effacer derrière lui.
Alors pourquoi pas, je peux encore entendre l’argument. N’est-ce pas d’ailleurs le propre d’un documentaire que de savoir mettre en avant son sujet et non sa mise-en-scène ?


D’un autre côté, en ce qui me concerne, j’avoue entretenir un rapport sensiblement différent au genre documentaire. Pour ma part je n’attends pas d’un document qu’il mette en avant le sujet qu’il traite, j’attends plutôt de lui qu’il sache le mettre en valeur ; ou pour être plus exact, qu’il sache le mettre en relief.

Parce que je ne sais pas vous, mais moi je n’ai pas besoin d’un documentaire pour me rendre compte qu’Ennio Morricone est l’un des plus grands compositeurs qu’est connu de cinéma. Je n’ai d’ailleurs même pas besoin d’un documentaire pour m’amener à réécouter ses œuvres ou me revoir des moments choisis de film qu’il a su transfigurer.
En ce qui me concerne, j’attends d’un documentaire qu’il sache me donner à voir ce que je n’aurais pas su voir sans lui…
…Or ça, cet Ennio finit par l’apporter, mais le problème c’est qu’il faut attendre la deuxième moitié du film pour qu’il y parvienne pleinement.


Parce qu’en effet, si au final j’ai fini par attribuer une note plutôt flatteuse à ce documentaire, c’est que, sur sa deuxième moitié, il sait vraiment faire carton plein.
Outre l’enchainement dantesque de musiques et d’extraits de films tous plus cultes les uns que les autres (et qui pourrait suffire à lui seul à émouvoir un mort), cet Ennio parvient en plus de cela à faire émerger une figure au-dessus des évidences.
Grâce à cet Ennio, on découvre ce qu’était la musique de film avant que le grand Ennio n’y rentre et y apporte son talent. On comprend le rôle qu’il y a joué et surtout le film offre quelques pistes pour comprendre la structuration de ses œuvres. On n’a pas peur d’employer du langage savant pour les spectateurs qui s’y connaitraient mais sans jamais perdre les autres en contrepartie, notamment en sachant faire preuve d’un réel souci de pédagogie et d’accessibilité.


Et puis surtout, ce film donne à voir une facette de l’auteur tout comme il donne à comprendre comment sa personnalité a alimenté son œuvre et vice-versa.
Quand bien même Morricone ressort-il d’un conservatoire prestigieux qu’il n’en reste pas moins étranger aux us et tabous bourgeois. Seule la musique compte pour lui, et qu’importe au service de quoi doit-elle se mettre. Et même s’il ne tient pas forcément la chanson et la musique de film en estime au moment de s’y lancer, il ne les méprise pas non plus pour autant et n’entend pas les aborder avec dédain.
Je trouve même fort habile et enrichissant cette capacité qu’a le film d’être parvenu à polir au fil du temps l’image qu’on se fait de l’ego du bonhomme.
Au départ je n’ai vu qu’un auteur vraiment conscient de son talent et légèrement imbu de sa personne dans sa manière de se mettre en scène, mais au fur et à mesure de l’œuvre se dessine progressivement un ego plus subtil : celui d’un homme qui se vexe facilement mais qui se plie toujours aux demandes des auteurs, quand bien même les trouvent-elles scandaleuses. Car au fond Morricone aime ça. Il aime être bousculé. Il aime explorer ce domaine dans lequel il excelle et qui est la musique. Et puis surtout il aime émouvoir et faire plaisir, comme lui s’émeut et jouit à écouter ou produire des compositions…
Pour avoir donné à voir ça – pour avoir réussi à incarner ça – ce film parvient à se justifier amplement.


Et d’ailleurs ce serait sur ce dernier point qu’à mes yeux il me parait important de reconnaitre un grand mérite à cet Ennio
…Ce mérite d’avoir su mettre en chair la musique de Morricone.
Car à force d’enchainer les extraits de grand cinéma, mais aussi à force d’enchainer les témoignages, il finit par se dégager de ce montage quelque-chose qui va au-delà de l’informationnel. Au bout d’un moment il y a cette émotion qui finit par parcourir les visages. Elle n’est jamais exprimée de la même manière mais elle agit comme un véritable fil conducteur qui électrise toutes les interventions.
Cette émotion c’est la joie.
C’est la joie éclatante des frères Taviani qui reprennent exaltés – comme s’ils n’en revenaient toujours pas – cette mélodie qui transcende une de leur scène fétiche.
C’est aussi celle plus mesurée d’Alessandro Alessandroni qui explique plus pudiquement comment lui-même s’est parfois retrouvé à ne plus analyser les compositions de Morricone pour simplement s’y perdre et reconnaitre qu’il n’y a qu’ainsi qu’on peut les comprendre.
Et puis c’est enfin celle fort touchante du vieux Boris Porena qui reconnait s’être bêtement fermé dans un premier temps avant de reconnaitre lui-aussi – presque avec gratitude – qu’Ennio lui avait ouvert une sensibilité et une compréhension nouvelles à la musique…


Oui, cet Ennio arrive sur son final à toucher ça.
Pour le coup c’est le genre de choses qui dépasse largement les simples compilations faciles. Et la mécanique de Tonatore aura beau avoir été classique et trop sûre de son sujet qu’au final elle se justifie malgré tout pour ce qu’elle aura su offrir et qui aurait pu échapper à d’autres.
A la fin il y a certes eu l’émotion suscitée par le sujet, mais il y a aussi et surtout eu cette émotion supplémentaire que la mise-en-scène est parvenue à révéler, transmettre et sublimer.
Dit autrement, ça a joué la sécurité, mais ça n’a pas empêché l’efficacité.
Dommage peut-être qu’une figure aussi virevoltante et iconoclaste que Morricone n'ait pas eu le droit à un metteur-en-scène du même bois (je pense par exemple pour ma part à un Asif Kapadia), mais d’un autre côté c’est aussi de cette manière qu’on rend parfois le mieux hommage aux plus grands : se contenter de s’effacer face au sujet.
Être l’artisan qui se contente d’offrir une belle charpente quitte à ce qu’elle paraisse bien sèche… Mais pour mieux laisser à l’artiste l’opportunité de l’embraser.


C’est en tout cas ainsi que, pour ma part je perçois cet Ennio.
Pas une œuvre magistrale, voire même un film en deçà de son sujet.
Mais une œuvre essentielle, qui a su faire le boulot…
…Et dont on aurait franchement bien tort de se priver. ;-)

Créée

le 20 juil. 2022

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