Enquête au paradis
7.4
Enquête au paradis

Documentaire de Merzak Allouache (2018)

« Qu’est, pour vous, le Paradis ? Comment se présente-t-il ? » Tel est le questionnement qui, lancinant, traverse tout le film, adressé à toutes sortes de gens, un véritable échantillonnage sociologique de la population algérienne. Cette « enquête » sur « le Paradis » est conduite par une journaliste, Nedjma (Salima Abada, lumineuse, véritable petit fanal éclairant la noirceur de l’enfer terrestre...), secondée par son confrère Mustapha (Younès Sabeur Chérif, plein de charme et de perspicacité). Car le nouveau film de Merzak Allouache est un semi-documentaire, ou un documentaire enrobé de fiction, s’il était un chocolat : les journalistes enquêteurs sont des acteurs, mais les interviews qu’ils conduisent, auprès de citoyens anonymes ou de personnalités religieuses ou intellectuelles, sont bien réelles.


Sont ainsi interrogés des jeunes gens dans la rue, dans un cybercafé, un cheikh, un mufti, des écrivains hommes ou femmes, une actrice, un penseur, un psychanalyste... Les réponses en elles-mêmes, mais aussi leur variété ou leur juxtaposition, sont souvent désopilantes. On s’aperçoit ainsi que chacun se forge une représentation propre, et éminemment personnelle, du Paradis qu’il espère bien gagner un jour. Tous les paysages sont permis, toutes les architectures... Mais l’élément le plus constant sont les houris, ces fameuses vierges, au nombre de soixante-douze, qui viendront gratifier l’heureux arrivant de plaisirs infinis ; une constance qui n’empêche pas les représentations d’offrir une inconstance prononcée, chacune étant façonnée à la mesure des désirs masculins ; et le plus frappant réside dans le constat selon lequel les descriptions authentiquement pornographiques ne sortent pas de la bouche des jeunes gens - qui s’expriment les yeux baissés, presque timides, et en souriant comme de chastes jeunes filles - mais de celle des muftis qui diffusent leurs prêches sur internet... Il faut bien appâter, recruter...


Au-delà de cet aspect qui peut prêter à sourire, le questionnement gagne tout à la fois en profondeur et en hauteur, lorsqu’il s’adresse à des religieux implantés dans le désert, dont l’imagination est moins féconde et racoleuse, apaisée qu’elle est par le contact et le respect des textes. Les questions épineuses sont envisagées avec plus de gravité, sans que soit nié leur caractère problématique : si les hommes ont leurs houris, qu’en est-il de leur épouse ? Et les femmes, qu’elles soient célibataires ou mariées, par qui sont-elles accueillies ? Est-il envisagé, même, qu’elles accèdent à ce Paradis tant convoité et visiblement conçu par et pour les hommes...?


Deux entretiens très marquants nous font rencontrer le journaliste Kamel Daoud, auteur du remarqué «Meursault, contre-enquête» (2013), esprit bouillonnant, produisant une idée nouvelle par phrase, si ce n’est par proposition, profondément féministe (« Là où la femme est libre, les peuples sont libres. Là où la femme est maudite, les peuples sont sauvages », scande-t-il), et dont on ne s’éloigne qu’avec le désir d’explorer plus avant la pensée ; et l’intellectuel Boualem Sansal, infiniment réfléchi, plus grave, voire pessimiste, même si son inquiétude lui est une raison supplémentaire de lutter autant que possible, par la vigilance et la pensée toujours en mouvement.


On reste impressionné par la richesse, la nuance et l’intelligence du propos, par toute la réflexion qui s’en trouve soulevée chez le spectateur, mais aussi par l’humour qui a innervé toute cette enquête. Non pas l’humour méchant, qui se moque, mais un humour qui permet de pousser plus loin encore la réflexion, qui encourage la pensée à oser... Dans une démocratie gouvernée par l’intelligence, on rêverait que la connaissance de certaines œuvres soit conditionnelle au droit de vote ; celle-ci, à coup sûr, figurerait en bonne place...

AnneSchneider
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le 18 févr. 2018

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Anne Schneider

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