Eraserhead remporte le titre de film programmatique haut la main. Premier long-métrage de Lynch, introduisant toute une série de thèmes et de procédés esthétiques majeurs. Mystère aussi. Mais comme tout mystère, il y a toujours des traces tangibles qui finiront par disparaître.


Après l’usine, que faire ?


Plusieurs voies sont possibles. Henry Spencer serait pris dans une aliénation familiale, le bébé inhumain étant l’expression de sa culpabilité, de sa procrastination, de ses échecs. La famille de sa fiancée est bel et bien représentée comme une sorte quatuor infernal (le père inquiétant, la mère dévorante, la fille instable, la grand-mère catatonique), Henry rêve d’aventures extraconjugales. Il faut pouvoir s’échapper de cette famille poisseuse et de cet environnement malsain fait d’usines noires de pollution.


Si on peut retenir la fuite, il n’est pas certain que la culpabilité d’Henry soit bien assurée. Réduire la famille a un complexe névrotique ne rend pas compte du mouvement qui sous-tend la scène où nous découvrons la famille de Mary. La famille (et la nourriture qui est préparée) est traversée par des intensités, des moments où les choses deviennent incontrôlable (l’électricité, les poulets, les cris etc..). Il y a situation donnée (le repas de famille) et des phénomènes qui sont hors-sens, qui échappe à notre compréhension. Cela renvoie au premier plan du film, c’est-à-dire des images qui appartiennent bien plus au non-sens, au mystérieux qu’à l’explicable. Eraserhead est une usine à non-sens, une entreprise de subversion (comme certains scènes chez Chaplin peuvent l’être : un jeu qui modifie conséquemment les situations, avec une dimension comique) qui apparaît comme étant nonsensique, mais nous invite à chercher le sens, comprendre ce qui se dresse devant nos yeux. Ces images ne sont pas saisissables, mais elle s’adressent à nous.


Reste donc la fuite en avant d’Henry, et l’endroit où ses pensées se réfugient, un radiateur. Un des éléments rythmant Eraserhead, avec l’apparition de la locataire de ce radiateur, et cette petite mélodie emblématique « in heaven, everything is fine ». D’aucun diront qu’il s’agit d’une allégorie sur le suicide. Il est vrai que le paradis semble bien plus intéressant que la chambre moisie de Spencer. Mais de quelle matière ce paradis est-il constitué ? Au vu de l’air ravi de Spencer, et des nombreuses images se précipitant dans le radiateur, la matière est belle et bien onirique.


Traductions du rêve


Ce qui se passe dans le radiateur est fortement allégorique (larve de l’enfant de Spencer, présence d’une femme étrangement désirable pour notre protagoniste), si bien que l’on pourrait rattacher ces images au rêve, mais cela n’en n’est pas forcément un. Il y a bien un rêve constitué dans Eraserhead : il s’agit de la scène où des personnages interviennent pour la première fois et dans une intrigue complètement décalé (la fabrication de crayon). Spencer, seul tête connue, y est présent. Il semblerait que cette scène soit un rêve (au sens propre) de Lynch. L’insertion d’un rêve au sein de la narration d’Eraserhead semble distinguer la production onirique et la production d’un réel insupportable qu’il faut fuir. Mais la présence d’un rêve nous pousse à l’interprétation de celui-ci. Freud, dans l’Interprétation des rêves, repère un moment dans le déchiffrement du rêve ou plutôt un obstacle à la compréhension, l’ombilic du rêve :



Dans les rêves les mieux interprétés , on doit souvent laisser un point dans l’obscurité, parce que l’on remarque, lors de l’interprétation, que commence là une pelote de pensées qui se ne laisse pas démêler, mais qui n’a pas non plus livré de contributions supplémentaires au contenu du rêve. C’est alors là l’ombilic du rêve, le point où il repose sur le non-connu. Les pensées de rêve auxquelles on arrive dans l’interprétation doivent en effet, d’une manière tout à fait générale, rester sans achèvement et déboucher de tous côtés dans le réseaux inextricable de notre monde de pensée. D’un point plus dense de cet entrelacs s’élève alors le souhait du rêve, comme le champignon de son mycélium.



On aura beau interpréter un rêve de la plus fine des façons, il y aura un reste inanalysable, ou tout du moins qui résistera à l’interprétation : c’est un point de mystère qui contient l’origine du rêve et dont les interprétations antérieures tournent autour de cet origine. L’ombilic du rêve est ce point non-connu sur lequel l’interprétation arrive, s’échoue. Mais en face de cette traduction (celle des Œuvres Complètes, traduction orchestrée par Laplanche) que dirait une autre traduction ?



Dans les rêves les mieux analysés , on doit (man muss) souvent laisser dans l’ombre une zone [un lieu, eine Stelle : muss man oft eine Stelle im Dunkel lassen], car on remarque là au cours de l’interprétation, qu’un écheveau [comme une pelote de laine, Knäuel] de pensées de rêve ne veut pas se démêler (se débrouiller, der sicht nicht entwirren will), mais qui aussi bien n’a ajouté aucune contribution supplémentaire à notre connaissance du contenu du rêve. C’est alors là l’ombilic du rêve (der Nabel des Traums), le lieu où il communique avec l’inconnu. Les pensées du rêve que l’on rencontre dans l’interprétation doivent rester [müssen bleiben, encore] de façon générale sans conclusion, sans clôture, sans fin, sans terminaison (ohne Abschluss) et elles doivent courir de toute part dans le filet ramifié et réticulé (in die netzartige Verstrickung) de notre monde de pensée. C’est au lieu le plus épais de cet entrelacs (Geflecht) que surgit le désir du rêve, comme le champignon de son mycélium.



Dans cette traduction, issue de Résistances de la psychanalyse, Derrida oriente la question de l’ombilic du rêve vers d’autres horizons. Ici, l’ombilic du rêve est le lieu où l’interprétation communique avec l’inconnu, sur le mode d’une rencontre. Cette orientation du travail analytique, qui vise bien plus un espace qu’un savoir, qu’une exactitude sur le rêve paraît adapté à Eraserhead. Les représentations oniriques (dès l’ouverture du film) sont des moments où le personnage de Spencer peut fuir, peut explorer autre chose que son quotidien affreux. Or ce qu’il rencontre n’est pas de l’ordre de quelque chose qui pourrait être connu, c’est le mystère en tant que tel.


Échapper à la rêverie


On pourrait comprendre la fin d’Eraserhead comme une fuite en avant, au-delà des images oniriques et de la situation de Spencer. Le dernier acte de Spencer, mettant fin à tout ce qu’il abhorre (c’est-à-dire de manière très allégorique et directe, le produit de son couple), ne s’apparente pas tant à un suicide, mais comme un dépassement de la rumination dans laquelle il était pris. Rumination qui nous ferait faire une distinction entre la rêverie (toujours être pris dans un idéal qui nous maltraite de par son inaccessibilité) et le rêve (les processus nous rendant étranger à nous même, fait d'images surréelles). Ainsi quand Spencer met fin au rêve - plutôt la rêverie matrimoniale - quelque chose se brise à ce moment-là, et cela ne débouche pas sur une harmonie (comme le fait comprendre explicitement la bande-son du film) : la rêverie envers le radiateur n’est plus, Spencer embrasse la production surréelle du Rêve. La quotidienneté n’est plus, reste l’inconnu où rien n’est encore inscrit, si ce n’est sa blancheur.

Heliogabale
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le 20 févr. 2021

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