Une femme. Éva Perón, l'épouse de Juan Domingo Perón, président de l'Argentine de 1946 à 1955, mais aussi la "chef spirituelle de la nation". Porte-parole des descamisados (littéralement les "sans-chemises"), qui la surnomment affectueusement "Evita", elle revendique pour le peuple "conscient de ses droits" l'accès à la liberté et l'insoumission à "l'oligarchie". Pour la première fois, les désoeuvrés se sentent écoutés et représentés. Mais elle décède le 26 juillet 1952, à 33 ans, au même âge que le Christ. Des milliers de personnes se précipitent à des funérailles hors du commun. Telle une déesse nourricière, la voilà sanctifiée, vénérée. Telle une princesse égyptienne, son corps est embaumé, et ainsi inscrit dans l'éternité. Mais en 1955, Juan Perón est destitué et le péronisme prohibé. Son corps fut mystérieusement enlevé et profané, puis dissimulé pendant seize ans, jusqu'en 1971, où il repparut en grande pompe et fut enterré dans une sépulture nationale. Pablo Agüeron retranscrit avec efficacité toute l'étendue du symbole dans un film puissant, esthétique, mais aussi quelque peu énigmatique.


Eva no duerme est découpé en quatre histoires qui se déroulent après la mort d'Éva Perón. La première, c'est celle du général Massera, qui l'enterra définitivement en 1976. Il nous raconte, en voix-off, le périple qu'a suivi le corps d'Evita pour en arriver là. Ainsi, nous découvrons les trois autres histoires : celle de l'embaumeur qui s'occupa de son cadavre, celle d'un colonel et un jeune soldat chargé de le transporter hors de Buenos Aires en 1956, puis celle du dictateur Aramburu emprisonné par des péronistes réclamant la restitution du corps d'Évita, en 1970. Il ne s'agit pas d'événements spectaculaires, mais d'histoires singulières et intimes d'hommes et de femmes, idéologiquement opposés et confrontés au symbole, et dont le rôle fut décisif dans la tournure que prirent les événements. Il est intéressant de constater qu'en décrivant des faits précis, Pablo Agüeron parle mieux d'Éva Perón que s'il nous avait dispensé d'un fastidieux cours d'histoire.
Mais l'originalité du film, c'est qu'il est construit autour du point de vue des opposants aux péronistes. Ainsi, il ne s'agit pas de faire un portrait élogieux de l'emblème d'une génération, mais de comprendre son pouvoir sur les esprits par le biais de l'opinion de ceux qui la haïssent, et de savoir pourquoi un tel sentiment est né en eux. Cette opposition est signifiée par la voix haineuse mais victorieuse du général Massera, interprété par un glacial Gaël Garcia Bernal. Il est la voix-off qui commente les images et nous partage sa vision des choses.
De plus, le réalisateur retransmet avec pertinence la frénésie de cette populace qui adorent et honorent Évita au-delà du raisonnable; il sait pointer du doigt les excès d'une société et ne pas céder à un manichéisme primaire. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner les visages effondrés de ces hommes et de ces femmes lors de ses funérailles, comme s'ils enterraient leur propre enfant, ou encore l'exaltation de la foule lors de ces meetings (images d'archives). Sa voix à la fois forte et accablée résonne dans l'image toute entière. Le pouvoir qu'elle exerce sur les esprits dépasse toute commune mesure. Le cadavre n'est jamais entièrement exposé dans toute sa crudité. Nous n'en aperçevons que des fragments, ce qui accentue le mystère autour d'Evita, comme si elle possédait une inquiétante puissance ensorcelante. D'ailleurs, dans l'histoire de "l'embaumeur", la caméra de Pablo Agüeron exhibe une sensualité dérangeante. Le cadavre d'Evita, trempé dans des liquides chimiques, retrouve l'apparence d'un corps fraîchement mort, éternellement jeune.
Le réalisateur instaure une tension palpable à chaque instant, renforcée par un travail saisissant sur les sons. Le plan liminaire en est certainement le plus représentatif. Sous une pluie battante, en pleine nuit, entre deux rangées serrées de bâtiments, au milieu d'une route déserte, des soldats s'approchent d'un pas régulier, suivis par une voiture aux phares éblouissants. L'image est floue, incertaine, continuellement changeante, ses parties deviennent nettes puis brumeuses, comme si quelque chose d'insaisissable imprégnait l'écran. Le claquement des bottes et le vrombissement sourd du moteur instaurent une tension intenable, remarquablement orchestrée. De même, dans l'histoire du "transporteur", le camion dans lequel le colonel (impressionnant Denis Lavant, toujours sur le point de rupture) et le soldat transportent le paquet inestimable semble être une prison ambulante et branlante. Le point de vue constamment "interne" (jamais la caméra ne sort du camion, l'extérieur n'étant montré qu'à travers un pare-brise sale) renforce l'isolement et rend la proximité du cadavre étouffante. Une véritable tétanie naît de la présence d'Evita, tétanie exprimée dans des plans longs et immobiles, comme si nous étions plongés dans la torpeur.
Les images d'archives sont frappantes. Je pense à celles du bombardement de Buenos Aires en 1955. La chute des bombes accompagne l'envol des pigeons. De grandes fumées noires embrument la ville. Les habitants semblent perdus dans leur propre ville. Une sentence divine résonne dans les airs : "Dios es justo" (Dieu est juste, parole diffusée avant les bombardements). Toute l'horreur du totalitarisme refusant le droit de parole signifié en une seule image savamment choisie. Leur authenticité créée un climat de tension qui renforce l'intensité dramatique des histoires de fiction. Il y a vraiment l'idée que la société se transforme radicalement et que les protagonistes, submergés par ce mouvement, se retrouvent avec des enjeux colossaux planant au-dessus de leur tête.
Toutefois, les motivations personnelles des personnages sont opaques, leur psychologie nébuleuse. Ils semblent écrasés par le poids des responsabilités qui leur incombent, et leur personnalité est par conséquent transparente, sauf peut être pour le général Massera, qui exprime de façon explicite sa détestation d'Evita. Quoi qu'il en soit, en apportant peu d'explications aux actes des protagonistes, Pablo Agüeron laisse le spectateur dans un état d'incertitude, voire d'incompréhension, puisque chaque histoire n'est fondé qu'uniquement sur le rapport abstrait et purement intellectuel au mythe d'Éva Perón, illustration des tensions sociales d'une époque, et non sur des ressorts psychologiques révélateurs dans lesquels on pourrait tous se reconnaître.
Ainsi, il convient plutôt de voir Eva no duerme comme la mise en image des crispations internes d'un pays en crise, cristallisées par la figure d'Éva Perón, toujours omniprésente malgré son absence. Un pays brisé illustré par une voix déchirée.
Darms
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 20 mars 2016

Critique lue 583 fois

2 j'aime

1 commentaire

Darms

Écrit par

Critique lue 583 fois

2
1

D'autres avis sur Eva ne dort pas

Eva ne dort pas
Anaëlle_Guillerme
10

Soy Eva

Véritable monument d'originalité, Eva ne dort pas surprend son spectateur de bien des manières. Peut-être pour le déplaisir de certains. Mais après tout, le génie est souvent incompris. Par quoi...

le 23 mars 2016

11 j'aime

1

Eva ne dort pas
IrinaSchwab
3

Beau... mais désespérément vide

Il faut le reconnaitre le film est beau, si ce n'est superbe, et il y a vraiment un gros travail au niveau de l'image et du son sur chaque plan, chaque scène, au regard du faible budget à leur...

le 23 mars 2016

8 j'aime

Eva ne dort pas
Multipla_Zürn
7

Critique de Eva ne dort pas par Multipla_Zürn

Eva ne dort pas est un film extraordinaire, dans le sens où il ne répond à aucune mode, à aucun air du temps. C'est du cinéma contemporain, qui se pose des questions de cinéma fortes, puissantes,...

le 17 avr. 2016

7 j'aime

1

Du même critique

Le Marginal
Darms
4

Bébel arrête les trafiquants.

Dans les années 1970/1980, on a pu voir de nombreux films avec Bébel, notre héros national, cumulant poursuites invraisemblables, action à profusion et faisant à chaque fois un carton au box office...

le 16 juil. 2014

10 j'aime

L'Armée des ombres
Darms
8

Le silence pour seul refuge.

Comme beaucoup l'ont dit, "L'armée des ombres" est sûrement un des meilleurs films sur la Résistance. Ce qui nous frappe dès le début, c'est cette ambiance, réaliste et sombre, qui nous plonge dans...

le 11 juil. 2014

6 j'aime

Forrest Gump
Darms
7

Témoin d'une nation.

"Forrest Gump" est un conte. Un conte moderne, résolument optimiste. Forrest Gump est un homme simple qui, lors d'heureux hasards, va croiser la route d'hommes symboliques, représentatifs d'une...

le 25 juin 2014

4 j'aime