Taipei, hiver 2049. Wi-ding Ho amorce son récit par une ample contre-plongée, sur la façade d’un immeuble, dont la quiétude est brisée par le surgissement d’un corps s’écrasant à même la caméra. Par cette cocasse saynète, le cinéaste déclare ses partis pris pour dépeindre cette capitale taïwanaise futuriste. D’un point de vue scénaristique, Face à la nuit souligne – dans cette première des trois « nuits » que compte l’œuvre – la tension primaire entre une vie, promue par un État omniprésent et omniscient (par le biais de puces implantées) et artificiellement maintenue par des produits esthétiques rajeunissants (assimilés à une drogue avec son commerce parallèle et ses addictions), et une mort, prohibée ne surgissant qu’à travers les choix désespérés et désemparés d’individus (suicide, meurtre, vengeance).


D’un point de vue formelle, Wi-ding Ho repose sa mise en scène sur un principe de verticalité. Dans ce Taipei interlope, l’échelle sociale s’exprime de manière littérale. La narration se divisant entre la tour d’habitation surprotégée de la fille du protagoniste (Yin Shin), dernière strate nationale avant l’ultime avancée sociale que représente le départ à l’étranger, et les bas-fonds dans lesquels déambule Lao Zhang (l’impassible Jack Kao) entre prostitution et menus larcins. Cependant, le cinéaste exploite cette verticalité dichotomique pour témoigner, par un habile jeu de plongées et/ou de contre-plongées, des affres (la descente littérale du foyer familial au bordel) et des fantasmes (à l’instar la contre-plongée magnifiquement inspirée de ses strip-teaseuses dansant sur une plateforme vitrée au-dessus des badauds et des pervers) de son protagoniste.


Théâtre de la vengeance factuelle d’un ancien policier gangréné par la haine qu’il témoigne envers sa femme et un certain ministre alité au sommet d’un hôpital, cette première nuit est la seule à véritablement témoigner d’une pensée de la mise en scène comme entour d’une époque, anticipation des dérives technologiques et naturelles qui caractérisent l’Homme du XXIe siècle, et d’un genre, le thriller nocturne et désincarné. Les deux nuits suivantes, respectivement à l’été 2016 et au printemps 2000, laissent ainsi émerger les ficelles narratives de ce récit, tout bonnement, inversé. Triple errance nocturne, l’enchevêtrement des histoires met en exergue les moments décisifs de la vie d’un homme : celui qui l’a poussé au crime, celui qui lui a fait perdre son honneur et son intégrité, et celui qui lui impose une sorte de prophétie familiale de la délinquance.


Le choix du singulier dans le titre français rend compte de l’unicité d’un récit cloîtré dans la psyché ténébreux d’un seul homme. Or, la force de Face à la nuit se dissout dans cette volonté artificielle de ne créer qu’un lien scénaristique entre des histoires formellement décousues (et plus ou moins convaincantes) – le thriller, la romance et la tragédie. Visuellement inspirée par l’invention du Taipei de 2049, la caméra de Wi-ding Ho disparaît progressivement derrière une volonté marquée de privilégier un scénario, presque, rocambolesque qui impose, de manière factice, des retournements attendus. Face à la nuit peine finalement à dissimuler, par la fausse complexité de sa dramaturgie, sa propre fragilité.

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le 6 juil. 2019

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