Portrait de la cité éternelle ô combien fantasmée par Federico Fellini, Roma est la représentation d'un temps à la fois révolu et bien palpable. Nous avons devant nous la Rome du passé et du présent. Une capitale insomniaque d'où l'on peut tirer des fusées éclairantes pour y révéler des architectures en ruines, cachées dans l'obscurité. Une Rome garnie de surprises, où il suffit de creuser un peu pour tomber sur de magnifiques fresques murales ; notre cinéaste le sait, la cité recèle un nombre incalculable de trésors enfouis.


Fellini va pourtant filmer la quasi-intégralité de son film en studio, dans la mythique Cinecittà inaugurée autrefois par Mussolini en personne. Nous arrivons donc dans une Rome majoritairement reconstituée et pensée par le réalisateur, qui tend ses routes comme de longs bras qui nous accueillent. Il est tout d'abord intéressant de préciser à quel point Rome a toujours eu du mal à se défaire de l'image de son passé antique, ce que Fellini arrive pourtant à faire ici avec talent. Il va notamment réussir à se détacher des images préconçues en montrant aussi les travers de la capitale italienne, puis en assumant toute son aura populaire. Car comme toute capitale, il y a beaucoup de monde, de touristes, les gens parlent fort et sans interruption, puis il y a des embouteillages. Pour ce qui est des embouteillages par ailleurs, celles et ceux qui ont vu le film La la Land de Damien Chazelle peuvent se dire que ce dernier est peut-être allé prendre son inspiration dans la scène d'ouverture de Fellini, ce qui ne serait pas improbable.


Toute une culture se dévoile devant nos yeux, se démultipliant au travers de séquences placées singulièrement bout à bout. Sans pour autant qu'il y ait de narration conventionnelle, Fellini présente des fragments qui ne se veulent ni être des débuts ou des fins, mais plutôt des morceaux venant à l'encontre des histoires habituellement mises en scène. Ce qui fait de Roma un chef-d'oeuvre est justement sa méthode de construction, assez expérimentale, qui ressemble à un grand découpage-collage. Cela donne l'impression que la ville ne dort jamais. Le titre y est sans nul doute aussi pour quelque chose : "Fellini Roma", une vision bien singulière de Rome par Fellini uniquement, qui on le sait, ne travaille qu'à partir de ses rêves.


Roma représente donc surtout l'expression des fantasmes de Fellini, entre le poids historique et l’effervescence contemporaine de la capitale. Le réalisateur dresse alors une grande personnification, un tumultueux portrait de ville. Les travailleuses du sexe romaines, d'ailleurs assez réputées à cette époque, forment ensemble comme un second péage à traverser avant d'entrer dans la ville intra-muros. On retrouve tout au long du film un certain nombre de stéréotypes intéressants : des personnages très pieux, des francs-parleurs, des machos, des insolents, de forts caractères, etc. Certaines femmes sont représentées comme sur ses dessins (cf la maîtresse de maison), opulentes, fortes, et pourvues également d'une certaine noblesse. Fellini en dessinera tout au long de sa vie.


Une espèce de personnage principal tente de trouver sa place dans cette accumulation de scènes ; il s'agit d'un beau jeune homme rentré au pays, qui se réfère un peu à l'image héroïque d'un Ulysse revenant à Ithaque. Cependant, nous pouvons soupçonner Federico Fellini d'avoir introduit ce personnage dans le film simplement afin de moins perdre le spectateur dans les méandres de ses fragments de pensées. Une délicate attention pleine de beauté, mais également vaine, ce qui ne rend pas moins intéressant le personnage, bien au contraire. Nous ne pouvons pas nous y attacher complètement, et il n'est finalement qu'un prétexte pour nous permettre une déambulation (à l'échelle humaine) plus interne et confidentielle dans la ville.


En parfaite clôture, nous retrouvons la légendaire Anna Magnani, connue notamment pour son interprétation de Mamma Roma dans le film éponyme de Pasolini. De plus, pour la petite histoire, Fellini lui a proposé une dizaine d'apparitions possibles dans le film, que Magnani a toutes refusées les unes après les autres. Ne sachant plus que faire, il a bricolé une scène d'une rapidité et d'une insolence hallucinantes, qui rendent désormais la scène culte. Elle se traîne dans la rue, fatiguée, et échange quelques mots avec le réalisateur avant de brusquement lui fermer la porte au nez : "Buona notte Federico". Rome, ville de ruines, ville marquée, ville en renouvellement permanent. Une furieuse horde de motards nous conduit hors de son enceinte. Il fait nuit, les ombres des statues se projettent contre les imposantes façades architecturales de la cité éternelle, le rêve s'achève.

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le 15 déc. 2017

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Mil Feux

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