Connais-toi toi-même. Il y a deux mille ans, ces mots furent gravés sur le temple de Delphes. En eux commence la sagesse. En eux repose le seul espoir de victoire sur le plus vieil ennemi de l’homme : sa vanité. Cette connaissance est désormais à portée de notre main. En ferons-nous usage ?


Ce texte, lu par un John Huston solennel, vient conclure Freud: The Secret Passion et résume parfaitement les intentions du cinéaste : il s'agit moins de faire un véritable biopic sur le psychanalyste que d'accomplir un travail de vulgarisation de ses théories. Une démarche qui n'a rien d'étonnant puisque notre homme avait déjà réalisé un documentaire sur la thérapie des névroses de guerre, Let There Be Light, dans lequel il s'intéressa aux blessures psychologiques. Le documentaire s'attarda notamment sur le travail des psychiatres, retranscrivant avec précision leur méthode de travail moderne (groupe de parole, recours à l'hypnose, etc.).


Persuadé de l'importance de ces travaux, il réalise cette œuvre dans une démarche purement didactique. Sur ce plan-là, d'ailleurs, la réussite est totale puisqu'il aborde avec clarté aussi bien la question du subconscient, la sexualité de la petite enfance ou encore la théorie du complexe d’Œdipe. Bien évidemment le film a les défauts de ses qualités, puisqu'il est fortement démonstratif et forcément simpliste. Toutefois, il demeure passionnant à suivre car, loin de toute hagiographie, il s'attarde avant tout sur l'homme et ses doutes, sur le cheminement intellectuel qui est le sien et qu'il nous présente sous la forme d'une quête de vérité bourrée d'aventures, de périples et de rebondissement... Freud: The Secret Passion, plutôt que d'investir purement le biopic, se place élégamment à mi-chemin entre le polar du Faucon Maltais et l'aventure du Trésor de la sierra madre, afin de mieux revendiquer son appartenance à un cinéma hustonien dont l'homme face à ses tourments est l'inlassable sujet.


La belle idée est de montrer la conception d'une théorie, l'élaboration d'une pensée, comme un combat continuel avec la réalité, avec les autres (les sceptiques) et surtout avec soi-même. Ainsi, une scène est au cœur du film et elle symbolise à merveille la démarche de John Huston : Freud se rend au domicile d'un jeune aristocrate qui vient d'agresser son père. L'occasion est toute trouvée pour le cinéaste afin d'exposer, certes de manière grossière, la fameuse théorie du complexe d’Œdipe. Mais surtout, c'est l'occasion pour lui d'attirer notre attention sur Freud lui-même : son visage terrifié nous indique bien que pour aller au bout de ses idées, pour atteindre ce qu'il croit être la vérité, il va devoir lutter contre ses propres représentations, contre sa propre prétention et affronter ses propres démons.


Sous prétexte de nous initier aux méandres de la psychanalyse, Freud: The Secret Passion nous entraîne au cœur d'une véritable enquête intellectuelle, avec son crime et ses suspects, ses indices et ses fausses pistes, ses hypothèses et ses remises en cause... Le scénario habile, conçu par Sartre avant d'être allègrement remanié, fait la part belle au suspense et aux déductions, et permet une passionnante lecture du travail de recherche effectué par le psychanalyste. Mais la belle originalité est de nous présenter Freud comme un véritable personnage de film noir : sa quête semble folle, illusoire, comme celle que mena Bogart dans le Faucon Maltais. Seulement ici, le combat de l'homme contre ses obsessions n'est pas perdu d'avance et le trésor de plomb peut se transformer en or.


La formule finale, "connais-toi toi-même", prend ainsi tout son sens : distinguer ses propres failles, identifier ses propres névroses, est la condition sine qua non à la découverte de la vérité. C'est ce que Huston s'emploie à démontrer en investissant aussi bien la dimension intime que publique, à travers l'évocation conjointe de deux patients, une dénommée Cecily (qui synthétise les troubles de plusieurs cas réels) et Freud lui-même. Son sens de la narration fait une nouvelle fois merveille, puisque chacune des péripéties rencontrées sera l'occasion de découvrir les principales idées de la psychanalyse (l'inconscient, interprétation des rêves, etc.).


Mais surtout, le mouvement est partout, ample, rapide ou saccadé, insufflant au récit une dynamique digne d'un film d'aventures. Le cheminement des idées, la progression de la réflexion, s'exprime à l'écran par les mouvements et les déplacements du principal protagoniste : avec lui, on passe de Paris à Vienne, des séances d'hypnose de Charcot au traitement des hystéries de Breuer, on le suit cherchant des indices au lit d'une patiente avant de le voir affronter ses doutes dans une ruelle mal éclairée (la bonne idée de mise en scène étant de représenter la progression intellectuelle comme une avancée dans une ruelle obscure).


Comme dans un film noir, tout est affaire de contraste. Contraste entre la morne banalité des lieux traversés (train, maisons bourgeoises, etc.) et le périple palpitant dans l'inconscient. Contraste également sur le plan esthétique avec ce jeu constant sur le blanc et le noir, évoquant avec force le cheminement tortueux de la pensée : la recherche de la vérité se fait entre ombre et lumière, entre conscient et subconscient. Les séquences les plus fortes, en ce sens, demeures celles des rêves : le jeu sur les sonorités, le recours à des images surexposées ou à des surimpressions, donnent au film une dimension des plus anxiogènes.


Évidemment tout cela ne servirait pas à grand-chose si le jeu des acteurs n'était pas au niveau. Ici, on ne peut que saluer la prestation de Montgomery Clift qui compose un Freud qui n'a rien d'un héros et dont les failles perceptibles lui donnent toute son humanité.


Certes didactique et pas toujours empreint d'une grande finesse, Freud: The Secret Passion demeure une passionnante aventure idéologique et une belle évocation de l'homme face à ses névroses, face à lui-même.

Créée

le 17 déc. 2022

Critique lue 65 fois

4 j'aime

2 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 65 fois

4
2

D'autres avis sur Freud - Passions secrètes

Freud - Passions secrètes
SanFelice
8

"Il est un temps où l'on doit rejeter ses pères et rester seul"

Réaliser un film sur la naissance des théories freudiennes est un projet particulièrement ambitieux. D’abord parce que cela nécessite de faire vivre à l’écran la vie cachée de l’esprit, des éléments...

le 23 nov. 2022

12 j'aime

6

Freud - Passions secrètes
steka
9

Une introduction cinématographique à la psychanalyse

Un très grand film de John Huston qui réussit à montrer là un Freud tout à fait crédible malgré les raccourcis incontournables à la tenue du récit sur deux heures un quart. C'est la jeunesse de...

le 14 juin 2020

6 j'aime

Freud - Passions secrètes
Procol-Harum
7

Rêves en névrose

Connais-toi toi-même. Il y a deux mille ans, ces mots furent gravés sur le temple de Delphes. En eux commence la sagesse. En eux repose le seul espoir de victoire sur le plus vieil ennemi de l’homme...

le 17 déc. 2022

4 j'aime

2

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12