J'ai souvent trouvé que l'expression "faire toujours le même film" relevait de l'autorisation plus que de l'admiration : on laisse les vieux cinéastes radoter, rester dans leur pré carré, s'avachir en silence (comme Truffaut, Allen, Scorsese, et tous ceux dont on pourrait dire qu'ils se sont empâtés, trop occupés à brosser leur statue pour faire vraiment du cinéma). Mais en voyant Ghost Dog, j'ai compris quelque chose : Jarmusch fait toujours le même film (Dead Man = Paterson = Ghost Dog), non pas pour rester chez lui mais bien pour aller voir ailleurs. Son cinéma (sa manière d'en faire) est tel la valise du samouraï : peu d'éléments, le strict nécessaire, pour se déplacer le plus souplement possible d'un monde à l'autre. Les mondes explorés par Jarmusch sont nombreux : celui des samouraïs, donc, et surtout celui du rap (le génie d'avoir su filmer, sans l'attirail sociologique habituel, dans la pure évidence poétique de leur apparition, les artistes du Wu Tang) ; la poésie de William Carlos Williams et celle de William Blake ; les cowboys et les indiens, la mafia et le peuple... Toujours de la même façon : quelques rencontres, entre un homme et une petite fille, entre un visage et un chien, entre un être humain et une géographie, entre un corps et une musique ou des mots ; des mots qui s'inscrivent à l'écran, dont on ne saurait dire s'ils sont des préceptes qui s'appliquent au visible ou s'ils naissent du visible, absolument libres (et visiblement ni l'un ni l'autre) ; une fille mais ça ne dure jamais longtemps, en tout cas elle n'accompagne pas, elle ne seconde pas, elle vit dans d'autres films mais dans ceux de Jarmusch elle ne fait que passer ; et surtout des amis, qui bien souvent ne se comprennent pas, or c'est justement dans ce qui ne se comprend pas que leur affection se loge et croît.
Ces trois films, pour moi, sont des chefs d'oeuvre.
(Je croyais préférer Permanent Vacation et Stranger than Paradise à tout le reste, mais en fait non, j'aime beaucoup les deux premiers films de Jarmusch mais ils sont moins libres qu'on ne croit, on les croit libres parce que ce sont les premiers, or ils sont, à mon sens, culturellement un peu empêtrés dans leurs références, tandis que Dead Man, Paterson et Ghost Dog me semblent réellement inventer quelque chose.)

Multipla_Zürn
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le 30 janv. 2017

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