Premier film du Kosovo indépendant, «Gomarët e Kufirit» (que l'on peut tentativement traduire par le savoureux «Les ânes de la frontière») laisse une très bonne impression. D'emblée, les paysages et les premières scènes nous font penser à une sorte de spaghetti-western à la kosovare: d'ailleurs, les «tronches» à la Sergio Leone ne manqueront pas tout au long de la pellicule...

L'histoire se passe dans les années '70, à la frontière partageant la région entre Albanie et Yougoslavie. Si cela peut paraître étonnant à nous autres Occidentaux ayant grandi «de l'autre côté» du Rideau de Fer, à l'époque tout opposait ces deux pays et la méfiance était de rigueur. La frontière est donc sévèrement gardée par les équipes pas trop fûtées des gardes-frontières et leurs deux commandants respectifs, qu'une rude inimitié oppose.

Seulement voilà: le puits d'eau alimentant les deux villages proches de la frontière est situé dans le «no man's land». Chaque jour, les villageois doivent donc se rendre au puits et attendre le bon vouloir des gardes-frontières, en espérant qu'ils veuillent bien lever la barrière. Les commandants, autoritaires et capricieux, abusent régulièrement de ce pouvoir, distillant l'accès à la précieuse eau selon leur bon vouloir.

C'est en plein milieu de cette «guerre des chefs» que débarque, dans le village yougoslave, un nouveau maître d'école. Celui-ci rêve secrtètement des merveilles de l'Albanie, terre de liberté et d'avenir à ses yeux. Mais trop vouloir regarder «de l'autre côté», peut être dangereux dans ces contrées, surtout si l'on se fait surprendre avec une paire de jumelles, objet subversif s'il en est.

Cerise sur le gâteau, Zeus, l'âne du commandant albanais, passe une nuit de l'autre côté de la frontière. Défection politique? Espionnage? Acte terroriste? Toutes les tensions cumulées des deux côtés de la barrière, ajoutées à l'entêtement des «vieilles peaux» du Parti respectif, vont alors se déchaîner dans un tourbillon de paranoïa collective...

Le sujet de «Gomarët e Kufirit» peut sembler grave, mais il s'agit bel et bien d'une bonne et saine comédie. L'humour et la caricature sont présents, mais pas trop appuyés. L'histoire dénonce certes l'absurdité de deux régimes tout aussi autocratiques l'un que l'autre, mais c'est surtout la bêtise humaine qui, tristement universelle, nous permet de rire des mésaventures des personnages au-delà des références culturelles ou historiques. En ce qui me concerne, je n'ai certes aucun doute sur qui sont les «Ânes de la frontière» du titre, mais cette critique transparente n'enlève rien au plaisir pur et simple de suivre une bonne histoire.

Et le final très chaplinesque, avec un départ vers un nouvel horizon lointain «à l'Ouest», est un classique instantané laissant sur un profond sentiment de satisfaction tout en gardant une fin ouverte.

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Brève entrevue avec le réalisateur, Jeton Ahmetaj

«Pourquoi avoir situé historiquement votre film précisément dans les années '70?»
Jeton Ahmetaj: «Si nous avions fait le film à l'époque, il n'aurait pas pu être tourné ainsi; nous aurions du faire un film de propagande. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, nous pouvions donc être plus objectifs sur les événements de cette époque.»

«Que pouvez-vous nous dire sur les circonstances entourant la réalisation de votre film?»
J.A.: «C'est encore difficile de faire un film au Kosovo aujourd'hui. Celui-ci est le premier film réalisé depuis que le Kosovo est un pays indépendant. Notre budget était très, très bas: en fait, en discutant avec d'autres réalisateurs présents au festival, nous avons réalisé qu'avec notre budget pour un long-métrage ils auraient pu, au mieux, tourner un court-métrage dans leur propre pays. Les acteurs ont d'ailleurs accepté de travailler pour seulement la moitié du salaire prévu dans leur contrat et de réinvestir l'autre moitié dans le film.
Ce que je peux encore vous dire c'est que, bien que n'étant pas une femme je n'ai jamais mis au monde un enfant, j'ai l'impression que faire un film c'est un vrai accouchement et ça a été vraiment pour moi comme donner naissance à un enfant!»

«Est-ce que votre film a eu du succès au Kosovo?»
J.A.: «Il a déjà été montré dans 5 festivals et il a gagné 5 prix... Jamais pour le réalisateur! Mais il y a eu des prix pour les acteurs, des prix du public... C'est la première fois qu'il est présenté en Suisse, ici à Fribourg, et je vous remercie d'être venus ici si nombreux.» (NdR: la salle était comble)

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Si j'ai légèrement hésité avant de recommander ce film (d'autres, tels que «Narradores de Javè» ou «Pequeños Milagros», sont plus certainement plus aboutis), il contient tellement de promesses quant à l'avenir du cinéma kosovar que je ne puis m'empêcher de l'encourager et, partant, de vous encourager à le découvrir.

Ce film a été présenté dans le cadre du Panorama «Lima, Pristina», lors de la 25ème édition du Festival International de Films de Fribourg (FIFF) en 2011.
Infos: http://www.fiff.ch.
Liste du Panorama: http://www.senscritique.com/citizenk/liste/34708/fiff-2011--fribourg--19-26-3-2011---lima--pristina/
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le 25 mars 2011

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