Un marabout, à la Goutte d'Or, la nuit. Naturellement, le spectateur sceptique que nous sommes s'interroge. Comment fait-il parler les morts avec autant d'emphase ? Dans une petite pièce sombre, une personne supplie les morts de revenir, les yeux voilés de chagrin, avec pour seul atout visible une grande photo du défunt. Le marabout parle, légèrement de profil, face à lui. Ses yeux, profonds, restent dans le vide. Parfois le regard se fait accusateur, lors d'un contact direct avec le suppliant. Un peu après, le film révèle le secret de la supercherie. Il y est question de téléphones portables, de recherches internet poussées - de stalking bienveillant en somme. Rien que de très banal comme mensonge. Et pourtant, le maraboutage plait. Invoquer les morts est un spectacle théâtral dans ce quartier de Paris. Tant que ça plait, les gens reviennent, nous dit Ramsès (K. Leklou) d'un air détaché.

Les marabouts entre eux sont d'ailleurs en concurrence. Ramsès semble être le loup capitaliste qui dévore ses concurrents moins armés. On retiendra la scène, lunaire, où un conseil d'urgence de la magie funéraire se réunit, pour distribuer le travail, pour réguler la concurrence. A chacun son monopôle sur une ethnie: à toi les sénégalais, pour celui-là les maliens, et enfin pour Ramsès - qui parle mal arabe et à la peau claire - on lui laisserait les "français". Tout cela au nom de la répartition du travail, du partage de la valeur - on ne peut s'empêcher d'en rire.

Ramsès refuse ce simulacre d'organisation, sans surprises. Il faut dire que le quartier semble désorganisé. Des menaces viennent des toits, trop facile d'accès. Le quartier entier semble en travaux. Des machines enfouissent le sol sous des gravats. Le film révèle sa deuxième nature: après le réalisme du travail, l'exploration d'un quartier lunaire. En attendant le ravalement entier du quartier, on découvre une galerie de personnages hauts en couleur.

On récite un poème, inquiet de la mauvaise influence du Sheitan parmi les hommes, pour passer un interphone. Des gamins sauvages rôdent dans les squares, et soumettent les adultes par la violence. Le quartier, fidèle à sa réputation de bizarrerie, se donne en spectacle. Au risque d’exagérer, probablement. La police elle est trop occupée pour s'intéresser aux affaires louches d'un marabout. Même le gardien que Ramsès embauche se dédouble, dans un jumelage inquiétant. La magie est partout, et même Ramsès se met à faire des miracles. Il voit l'emplacement d'un cadavre. Pour la première fois, il se surprend à être sincère, ne comprend pas comment il serait devenu un authentique "mage". O. Cooper-Hadjian des Cahiers du Cinéma parle d'une "ellipse déroutante" - et il est vrai que l'on reste impressionné par la façon dont le montage fait basculer l’œuvre "à la faveur d'un cut".

Dans cette deuxième partie du film à l'atmosphère inquiète, notre esprit de spectateur se détache. On ne sait quoi penser de ce Ramsès, même si on le suit à hauteur d'épaule. Autrefois truand, il change sous nos yeux. Le film nous égare dans son enquête, et c'est pour le mieux: on en apprécie l'étrangeté.

W_Wenders
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le 4 mars 2023

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