Difficile de publier une critique sur ce film sans trop se noyer dans la masse de ce qui a déjà été dit, écrit, analysé sur le phénomène Gravity, porté aux nues par une presse et un public presque unanime dans des proportions rarement atteintes par un film contemporain. Il me semble néanmoins que les approches critiques, à la fois par ses détracteurs et ses défenseurs, se méprennent à la fois sur les intentions d'Alfonso Cuaron et sur le propos du film. Le principal point sur lequel les discussions sur Gravity ne peuvent qu'achopper résident dans la comparaison avec 2001, l'odyssée de l'espace de Kubrick. Oui, Gravity en emprunte quelques levers de soleil et ce même effet de sidération su silence. Mais 2001 était conçu comme une oeuvre profondément philosophique en incluant une flopée d'éléments scénaristiques volontairement absents dans le film de Cuaron, notamment l'absence d'un antagoniste principal. Inutile donc de venir rabaisser le cinéaste de ce siècle en abordant celui du siècle dernier car dès le départ, leurs ambitions ne s'inscrivent absolument pas dans la même catégorie. Voir dans Gravity un nouveau 2001 est aussi réducteur que de dire que Gravity est une coquille vide en comparaison de 2001. Mais là on en arrive à un phénomène normal et prévisible de l'esprit humain : la radicalisation des opinions dès quune oeuvre génère non pas un consensus, mais à tout le moins une quasi-unanimité dithyrambique.

Gravity est par essence un pur spectacle, l'expression d'un cinéaste avant tout, par tous les moyens, de proposer des approches esthétiques novatrices autour d'une histoire qui explore plusieurs genres cinématographiques : la SF bien sûr, mais aussi le thriller, le film de poursuites ou le film catastrophe. C'est déjà le premier succès du film, à savoir son approche du film spatial, entièrement construite au tour du point de vue de l'homme. Il y a certes quelques plans larges qui servent de respiration, mais la grande majorité du film épouse une focalisation sinon interne, du moins au plus près du personnage de Ryan Stone, et uniquement d'elle. La Terre, gigantesque et lointaine, y est vue par le regard humain, et même l'étourdissante séquence d'ouverture place le spectateur à hauteur d'homme, comme si la caméra s'était retrouvé fixée à un de ses bras motorisés que l'on voit tournoyer en apesanteur sans cesse, alternant avec l'incarné et le réifié. De ce parti pris volontairement immersif découle une impression délicieusement étrange d'assister à une course-poursuite d'une heure et demie au ralenti, où l'infiniment grand est toujours infiniment grand. Au-delà de l'effet hypnotique et, une nouvelle fois, sidérant, de ces scènes de destruction silencieuse, Gravity retranscrit à merveille ses propres paradoxes à l'écran, ceux de l'enferment dans l'infini, du chaos dans l'impalpable. Avec aussi le propos implicite que dans ce genre de situations, la caméra comme le corps humains ne sont que des débris comme les autres, ballottés et bringuebalés contre leur volonté.

Quel mal y a-t-il dès lors à ne pas simplement jubiler devant un spectacle que se pose avant tout comme tel et à apprécier le film pour ce qu'il est en priorité : une claque esthétique d'une classe folle, où les mouvements de caméra les plus subtils côtoient des partis pris de mise en scène d'une radicalité salutaire (trois changements de plan maxi sur la première demi-heure!). Le travail sur l'image d'Emmanuel Lubezki (chef op de Malick par ailleurs, autant dire quelqu'un qui s'y connait), associé à ce qui constitue de très loin l'expérience 3D la plus jouissive de l'histoire du format, font de Gravity probablement ce qui s'est réalisé à ce jour de plus flatteur pour la rétine dans son registre. Alors oui, Cuaron a voulu proposer le divertissement le plus efficace en une heure trente (près d'un tiers de moins qu'un film comme 2011 au passage), et ne pas surcharger le film de digressions sur la mort, l'éternité, l'abandon ou je ne sais quoi. Reste que le film parvient à faire passer son symbolisme en arrière-plan, mais que ce symbolisme est toujours intrinsèquement le fruit d'un choix de mise en scène. Ce plan où Ryan Stone se recroqueville sur elle en position foetale n'est pas uniquement une friandise envoyée aux psychanalystes de tout poil. Il possède également une fonction utilitariste, celle d'une respiration dans l'intrigue après une séquence forte en enjeux dramatiques, mais aussi de la reprise de contrôle de la mobilité de l'astronaute que son corps a failli lâcher quelques instants plus tôt. Tout comme les arrière-plans magnifiques de la Terre arrivent presque toujours étrangement à s'accorder avec la situation des personnages, sans que cela ne paraisse forcé ni pompeux. Gravity est un film beaucoup plus "léger", ce qui ne veut pas dire que c'est un film qui n'a rien à dire.

L'autre thématique négligée et sensible dans Gravity, est celle de l'hallucination et du vertige. Elle émerge dans ces moments d'équilibre précaire où la vie se retrouve à deux doigts de sombrer dans le néant, et particulièrement dans cette séquence où Ryan Stone se retrouve dans une capsule d'évacuation, dans une situation plus que périlleuse que je ne détaillerais pas. Généralement raillée par ceux qui n'ont pas aimé le film (et bien que je pense également qu'elle traîne un poil en longueur dans son symbolisme), elle appelle néanmoins à se poser la question de la réalité des incidents retranscrits à l'écran. Je vois notamment dans cette conversation radio, plus que le simple conditionnement d'une renaissance, une dimension hallucinatoire qui apporte un autre éclairage à la scène. A quel moment l'individu conscient se laisse-t-il prendre à délirer? Le moment de bascule est beaucoup plus difficile à cerner qu'on ne le pense. Il faut surtout voir alors, dans l'attitude de Ryan à ce moment-là, l'expression d'une pulsion de vie, que je pense profondément subconsicente, quelque chose qui relèverait de la reprise en main du moi par le surmoi. C'est à travers ce genre de séquences que le choix de Cuaron de nous maintenir toujours en empathie avec son héroïne se révèle payant, en ce qu'il peut parfois brouiller nos repères subjectifs.

Alors certes, Gravity n'est pas le creuset idéologique, philosophique que vantent parfois ses plus fervents défenseurs. Mais il reste un film d'une rigueur de mise en scène et d'une majesté visuelle exceptionnelle, qui nous amène avant tout à redécouvrir la puissance évocatrice et édifiante du septième art, tout en questionnant avec acuité notre rapport au réel dans les situations les plus critiques. Ce n'est pas un film à thèses, ce n'est pas un film d'acteurs (si Bullock et Clooney sont impeccables dans leur rôle, le positionnement même du film met parfois en arrière-plan la notion même d'acteur). Ce n'est rien de plus qu'une oeuvre de perfection sensorielle voire, le mot n'est pas galvaudé ici, viscérale, d'une étonnante limpidité. Ca suffit largement pour en faire un chef-d'oeuvre.

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le 29 oct. 2013

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Julien Lada

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