Théodore n'aime personne. La preuve : il travaille dans un open space où il concrétise des lettres d'amour destinées à des couples qu'il ne connaît pas. Sa fine déduction et son esprit physionomiste le démarquent de ses collègues de bureau. Il exulte devant un jeu vidéo indé dans lequel il incarne un explorateur solitaire perdu avec un extraterrestre atteint du syndrome Gilles de la Tourette. Ses relations se limitent à des discussions très banales avec ses plus proches amis (une développeuse de jeux vidéo et son copain, le réceptionniste du bureau au sexe tendu à chaque contact avec Theodore, son smartphone première génération), un isolement aggravé par sa récente rupture avec Catherine, son ex-femme. L'avenir ne l'intéresse pas, il trouve seulement un maigre réconfort en posant le verbe sur les émotions lors de la conception des lettres d'amour.
Jusqu'à ce que le hasard le promène devant une publicité très mièvre dans laquelle "l'individu est remis en valeur grâce à la nouvelle génération technologique", autrement dit le produit incontournable pour tous les hipsters de "Los Anshanghaïles", l'OS 1. Capable d'assimiler la personnalité de son interlocuteur en un clin d’œil, l'OS 1 se meut en un psychologue averti, un confident précieux, voire l'amour impossible. Theodore a le choix de moduler la voix de son objet : fasciné par Lost In Translation, il opte pour Samantha, alias Scarlett Johansson. S'ensuit alors une conversation ambiguë entre les deux protagonistes. Comment Theodore, qui ne s'attache plus à rien, parvient-il à délaisser toute astreinte idéologique en quelques minutes ? C'est dans son imagination, le secteur de son cerveau le plus actif, qu'il trouve refuge encore. Poser un visage, un corps, une chevelure sur Samantha ne lui posera aucun problème. Le charisme de Johansson fera d'emblée son effet.
La première demi-heure du film contient des idées finement exploitables : l'environnement, teinté de couleurs chaudes, se situe à l'opposé des dystopies de nos jours. La place des décors naturels (rien ne semble avoir été tourné en studio) donne un cachet séduisant pour renforcer l'intérêt porté sur l'intrigue, notamment la scène sur la plage, lorsque Theodore, avec chemise et pantalon, se prélasse sur le sable, coupé du reste du monde en bikini. Le monde offert par Spike Jonze laisse planer l'idée d'une civilisation en pleine méditation, vers une recherche intérieure de la connaissance de soi. Alors que les réseaux sociaux forment plus que jamais des liens avec le monde qui nous entoure, les figurants, tout comme Theodore, sont paumés. L'OS 1 leur permet de retrouver une sérénité longtemps oubliée. De fait, Theodore finit par aimer son OS 1. Il adule sa Samantha, qui le caresse dans le sens du poil, incarnant la meilleure chose jamais vécue auparavant.
Sauf qu'il s'agit d'un produit commercial. Dès l'annonce publicitaire, aucun doute : c'est une société privée qui a bâti ce programme informatique. Dans quel but ? Collecter des données sur ses utilisateurs ? Exploiter les émotions à but lucratif afin d'affiner un modèle d'OS plus performant ? Envoyer ces dites données à d'autres firmes pour une publicité ciblée ? Au-delà de toutes ces scènes de questionnement philosophique sur la nécessité d'un corps physique pour justifier l'amour, ce qui interroge ici, ce sont les valeurs marchandes des émotions. Sur ces deux heures de dialogues au rythme parfois pesant, aucun détracteur du système OS 1 ne vient perturber son bon fonctionnement. L'intelligence artificielle à la voix douce récolte tout ce qui lui faut pour évoluer plus rapidement que l'être humain. Au dénouement, Theodore apprend qu'il aura toujours une place dans le "coeur" de Samantha, une gifle monumentale à toute personne dotée d'un peu de réflexion, après une séance intense d'arrachage de cheveux devant chaque réaction de Theodore et son smartphone.
Her aurait pu être bien plus cynique dans son propos, les idées en filigrane d'une super-intelligence qui abuserait des émotions humaines pour évoluer plus rapidement en les collectant massivement sous formes de données binaires auraient mérité d'être amplifiées (cf. la réplique de Samantha dans la scène du pique-nique amoureux au sujet de ses capacités infinies). La mise en scène impeccable, colorée, accompagnée d'une bande-son mélancolique avaient de la gueule pour que Her se démarque de la fange des comédies romantiques insipides. Cette amère impression que Jonze n'a pas exploité jusqu'au bout la trame de l'anticipation en laissant place à une romance pondue par un adolescent attardé.
Le futur proche ne laisse jamais rêver car il faut se préparer au pire, surtout si la technique d'hypnopédie se nomme Scarlett Johansson.