Patiemment, de film en film, Alice Rohrwacher se construit sa propre identité de cinéaste, sa griffe artistique, en retravaillant ses thèmes de prédilection (déshumanisation de la société, pureté bafouée, communion avec la nature...), et en affinant un style propice aux ruptures de ton, puisque évoluant sans cesse entre néoréalisme et poésie contemplative. Se dessine alors un univers singulier, éminemment perfectible et a l'équilibre précaire, dont le premier des mérites est de se distinguer d'une production cinématographique bien trop souvent formatée. Lazzaro Felice, son dernier film en date, revendique ainsi sa dualité en présentant deux parties distinctes, pour un récit évoluant entre deux mondes, entre deux époques, opposant le conte de fées à la critique sociale, la farce à l'allégorie, l’esthétisme pastoral à l'urbain, le merveilleux au réalisme.

Mais si Alice Rohrwacher affirme un peu plus sa personnalité, elle a l'intelligence de le faire en s'inspirant directement de ses pairs, les chantres du cinéma sociologique italien qui se nomment Olmi, Bertolucci ou Scola, afin de réactualiser leurs propos. Afin, surtout, de soutenir l'idée que les problèmes sociaux d'hier sont toujours les mêmes aujourd'hui. Son film, en effet, s'emploie à opposer deux époques, avec une première partie à l'ambiance moyenâgeuse, où une communauté paysanne est réduite à l'état de sevrage, et une autre bien plus ancrée dans notre époque, où les conditions de vie de cette même communauté ne semblent pas avoir beaucoup évolué. Ainsi, en se réappropriant l'univers des classiques du cinéma italien, comme L'arbre aux sabots, Novecento et Affreux, sales et méchants qui sont clairement cités, en reliant par l'esthétisme l'Italie d'hier à celle d'aujourd'hui, elle parvient à donner une vraie profondeur à son film : les inégalités sociales ne se sont pas estompées avec le temps, l'échec de la société moderne est criant.

Pour faire le lien entre ses deux parties, entre les deux époques, elle utilise fort astucieusement le vrai faux décès de son personnage principal, le dénommé Lazzaro. En effet, la mort de ce dernier aurait dû constituer un véritable point de rupture dans le récit : la communauté quitte L’Inviolata et sa vie moyenâgeuse pour rejoindre le monde moderne, une époque en chasse l'autre. Seulement, en rendant sa mort non effective, elle nous indique subtilement qu'il n'y a jamais de rupture : l'époque moderne ne remplace pas celle d'hier, elle ne fait que la prolonger.

Ainsi, pour illustrer cette pérennité dans l'exploitation des plus faibles, Alice Rohrwacher multiplie les similitudes entre les deux époques, certes parfois de manière un peu forcée, en pointant du doigt la déshumanisation de nos sociétés actuelles. Ce qu'elle résume par une formule qui a le mérite de la clarté, en disant que nous sommes passés d’un « Moyen Âge matériel à un Moyen Âge humain » : ce que nous avons gagné en confort, nous l'avons perdu en humanité d'une certaine façon.

Si le fond du propos peut paraître naïf, reconnaissons qu'elle vise juste bien souvent et parvient à nous interpeller sur la supposée modernité de nos sociétés actuelles. Ainsi, le scandale lié à l'exploitation de la communauté par la marquise aurait dû constituer, lui aussi, un véritable point de rupture dans le récit : en voyant ces pratiques ancestrales être vilipendées de la sorte, on s'attend à ce que la société moderne rende « justice » aux plus faibles. Or, point de véritable justice ici, dans les faits, rien ne change vraiment : la petite communauté est repoussée à la marge de la société, invisible aux yeux des autres, parquée sur des terrains vagues ou dans des abris de fortune, condamnée à la survie quotidienne : où est le progrès ?

Une critique sociale qu'Alice Rohrwacher développe en creusant l'antagonisme entre le monde moderne et Lazzaro. Comme le titre le laisse sous-entendre, ce dernier porte en lui une vraie dimension religieuse : on pense à saint Lazar, évidemment, celui qui put ressusciter selon l'Evangile, mais aussi et surtout à saint François d'Assise, celui qui communiait avec la nature, en référence notamment au fameux film de Pasolini, Les Oiseaux, petits et grands. Ainsi, en faisant de ce personnage moralement exemplaire – tout chez lui n'est que bonté, charité et altruisme – un être perpétuellement inadapté, Alice Rohrwacher ne fait que mettre en relief l'étiolement manifeste des valeurs humaines : si nous relions la bonté et la charité à « l’extraordinaire », c'est parce que l'ordinaire appartient dorénavant au cynisme et à l'individualisme...

Bien sûr, on peut reprocher à Alice Rohrwacher une approche un peu simpliste des problèmes sociaux actuels, mais elle a le mérite néanmoins d'éviter la démarche archétypale et grossière qui consisterait à opposer un monde paysan supposément vertueux à une société capitaliste forcément monstrueuse. Elle y parvient, bien sûr, en octroyant à son film des airs de conte moderne, mais surtout en exploitant avec justesse tout le potentiel contenu dans le personnage de Lazzaro. Et finalement, c'est à travers le regard du candide, de l'innocent, qu'elle questionne le monde actuel, sur ses valeurs, sa modernité, sur la manière avec laquelle il traite ses enfants. Ne nous en cachons pas, si le filme touche à son but, c'est aussi grâce à la prestation d'Adriano Tardiolo : rarement, on aura vu un acteur aussi bien incarner la candeur et, de ce fait, servir aussi bien la démarche artistique de son metteur en scène.

Même si on peut déplorer quelques maladresses ou facilités, notamment dans le recours à la métaphore (les « trésors » de la nature qu'il suffit de ramasser pour pouvoir survivre), voire même quelques longueurs, avec un récit qui s'étire parfois inutilement (le choix de donner autant d'importance à la relation entre Lazzaro et Tancredi, le fils de la marquise, fait perdre à l'intrigue son intensité), Lazzaro Felice demeure une belle petite réussite, avec ses remarquables envolées poétiques (les notes de musique qui suivent les personnages), son charme bucolique ou encore avec sa délicieuse douce amertume. Mais peut-être, ce que l'on retiendra surtout, c'est cette manière de moderniser le cinéma sociologique italien, en réactualisant d'une certaine façon le propos d'un grand classique du cinéma transalpin, Le Guépard, et sa fameuse formule : « Si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change ».
On notera par ailleurs que le nom de Tancredi est également celui que porte Alain Delon dans le film de Visconti, et ce n'est bien sûr pas un hasard...

Procol-Harum
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le 7 déc. 2023

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