Jiro ou ce jeune arbre blessé qui s'accroche à sa falaise.

Au bout d'un moment, on s'en réfère toujours au champ-contrechamp.
À ce bon vieux champ-contrechamp, où Ozu en est aussi le maître à la matière, dans sa forme la plus brisée tout en la respectant : c'est à dire un plan de face pour chacun des personnages sans qu'il n'y ait de bout d'épaule sur le côté du cadre et donc sans besoin de faire comprendre dans des lignes trop visibles à l'écran la logique d'un face à face entre deux personnages.
Le champ du champ-contrechamp par Ozu devient alors un plan solitaire en soi qui se colle mais qui peut se décoller aussi des autres à la fois.
Car si on met de côté un champ donné par Ozu, il ne perdra jamais de sa valeur propre puisque le plan lui-même reste un tableau unique, libre à tout ressentis du spectateur, le dépeignant du regard. Ce dernier lisant ainsi avec plaisir les lignes du visage de Setsuko Hara : une des "énigmes" les plus belles du Cinéma, ce visage comportant son lot de mystères, de questions mais surtout, de silences.
Hiroshi Shimizu procède exactement de la même intention tout en ne copiant pas pour autant Ozu, en ayant par exemple des plans beaucoup plus rapprochés sur les visages. ​
La forme classique marche encore, et marchera toujours.
Par contre ces codes classiques du Cinéma marcheront s'ils sont bien servis à bon escient, montant dans la durée de l'image une certaine tension entre les plans du film : c'est entre ces deux visages meurtris (celui d'une "nouvelle" mère et de son fils) que ce beau champ contrechamp crée avec le temps long un nouveau rapport de force dans l'histoire mais surtout, dans cet "instant présent" à vivre.
"Histoire de Jiro" est un film qui respecte ces codes classiques tout en les dépassant sans pour autant les écraser sur le plan formel mais surtout, sur la durée.
C'est ainsi que l'on revient à cette question du "temps" chez Deleuze (mais il y aurait énormément d'écrits et d'analyses à devoir faire sur le sujet.)
Le temps montré à l'écran deviendra ainsi une des marques de Shimizu.
Ce réalisateur comprend son sujet car on sent qu'il l'a presque vécu, je parle de l'enfance d'un jeune garçon en perdition et en plein questionnement : ce qui arrive au personnage de Jiro. (N'ayant pas connu l'enfance de Shimizu et celle d'Ozu, je me rappelle néanmoins de certains écrits de leurs parts concernant ces épisodes de leurs vies passées mais il est clair, sans pour autant rien connaître de leurs vies, qu'une image très nostalgique de leurs enfances prime sur tout le reste, tout en conservant néanmoins cette part du réel qui est chère à tout artiste qui souhaite la décortiquer afin de mieux la comprendre. Shimizu et son compagnon Ozu sont donc de cette lignée.)


J'écrivais dans mon texte : "silences" avec un "s".
En effet, puisqu'il en existe plusieurs dans "Histoire de Jiro", comme ceux de notre vie d'ailleurs. Car les silences ne sont jamais les mêmes.
Le long-métrage, bien qu'il soit très vieux, reste à mes yeux et à mes oreilles assez moderne dans sa conception des silences d'une vie, et par conséquent, ceux de ce jeune garçon appelé Jiro.
Cela peut être par exemple le silence d'une maison natale : où Jiro revient pour la visiter sans qu'il n'y ait sa première famille. Ce silence légèrement brisé par quelques "hou" enfantins résonnant dans les salles vides.
Ou bien encore, ce silence bien différent des autres : mettant en scène cette confrontation douce entre Jiro et sa nouvelle mère dans son nouveau foyer. L'un voulant se faire accepter par l'autre et vise versa.


Pour finir, un plan m'a interpellé plus que tous les autres :
Hiroshi Shimizu, au milieu de son oeuvre, filme le visage en un plan rapproché du petit garçon avec ses larmes presque cachées. Mais il décide en un mouvement de caméra vers le bas, de filmer sa petite main posée contre son genoux. On croit alors que l'on va passer au plan suivant ("car il faut bien continuer l'intrigue!" dirait les haters du contemplatif. ) mais non.
Le réalisateur ne fait pas ce choix là.
Il en fait un autre. Beaucoup moins prémédité.
Qui est de filmer longuement le petit doigt de sa main qui gratte son genoux.
Une certaine poésie de l'instant, un instant qui devient éternel juste par ce mouvement frêle de riposte enfantine.
Tout est dans ce mouvement et en même temps, on peut très bien n'en tirer aucune signification.
Mais une chose est sûre. C'est que ce plan m'émeut.
Il m'émeut car ce plan en lui-même est éphémère, tout comme ce léger mouvement que le réalisateur filme en passant.
Shimizu ou bien
cet art même du passage.

BluesEnCamélias
7

Créée

le 14 juin 2021

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