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Ouverture du film sur roulement de tambour. Silhouettes d’enfants, peinture bleue à l’eau ; « Dieu » (Gud), fin des roulements de tambour ; des formes, des tâches, « la terre est belle », nom du réalisateur « Kjell Grede », début du film. La couleur est annoncée. Il y aura dans Hugo och Josefin, quelque chose du pictural, et de l’épure enfantin. Il y aura quelque chose du film pour enfants à la manière d’un enfant.


Dès le premier plan, on rencontre le personnage de Josefin, blonde en robe courte, marchant dans la cour d’une grande bâtisse suédoise, jouant avec la chaussure trop grande de sa mère, celle-ci agacée lui récupère, s’en va, revient en lui rappelant de ne pas déranger son père dans l’écriture de son sermon, lui ferme la porte au nez, la laissant dehors. Sans que l’on voit quoi que ce soit du père, la petite fille se fait rembarrer pour avoir tenté de le saluer depuis l’extérieur. Elle rentre, fait bouger du verre cassé, essaie d’attraper un chapeau, joue deux notes de piano, retourne jouer avec la chaussure de sa mère. La lecture est immédiate, d’une grande clarté, et se place d’emblée (et littéralement) à hauteur de l’enfant. Ces sept premiers plans forment à eux-seuls une étude naturaliste fascinante de comment un(e) enfant ne s’ennuie jamais. Cette Josefin est rejetée, esseulée, mais elle refuse de connaître l’ennui. Alors elle fuie le foyer. Elle fuit le dôme parental, elle fuit cette caméra qui la suit en panoramique quoi qu’elle fasse. Une valise en cuir aussi grande qu’elle, elle part comme elle est arrivée à nous, jambes et pieds nus.


Toute seule, Josefin, se faufile dans les interstices de vie des adultes. Écoutant les discussions, observant le jardinier s’installer, elle s’avance parmi les herbes hautes vers le ruisseau qui lui est interdit en voix off, elle écoute aux portes entre-ouvertes des adultes. Au retour d’Hugo, elle l’observe par la fenêtre, mais ne rentre jamais. Libérée des temporalités cinétiques et des effets de mise en scène, elle vit dans les zones de non-vus de l’adulte. Ce n’est pas une timidité, c’est une présence discrète. Comme lors du premier jour d’école, où elle vient dire à la maîtresse qu’elle s’appelle Josefin, non Jenny, lui pose une main sur l’épaule et s’en va. La maîtresse a l’air touchée et parfaitement étonnée, pourtant la classe continue de chanter. Elle existe sans déranger le premier niveau de réalité. Elle vit dans un second niveau, plus bas de taille, plus proche du sol, des éléments. Les pieds nus sur le sol tout du long, elle est un vaisseau thématique, en circulation permanente. Sa rencontre avec la vieille à vélo, fait penser à une rencontre Saint-Exupéryenne du Petit Prince. Dame vêtue de noir, un parapluie sombre à la main, aigrie et austère, qui n’a que faire des dires de Josefin : « Je suis toute seule !… / Comme tout le monde ! ». Entre philosophie de l’absurde et rencontre initiatique avec le monde adulte résigné, la campagne suédoise couve de nombreuses planètes à explorer.


« Je ne mens pas, j’invente juste des choses. Mais je ne mens pas. Ça m’amuse d’inventer des choses. C’est plus drôle que de dire la vérité ». Cette phrase prononcée par Hugo pourrait être un mantra du réalisateur, qui donne à son film un ton tout à fait singulier. Dans son rapport au temps, le film est parsemé d’ellipses. On arrive parfois dans une situation déjà implantée ou déjà finie. Ces séquences montrent une grande attention portée à la sensibilité des enfants, et à leurs émotions contradictoires. Josefin et Hugo vont à l’école ensemble, cut : cours de récré, Hugo quitte l’école, et Josefin le suit. En fait ce qui importe au réalisateur c’est de suivre essentiellement le parcours que fait Josefin pour se connecter aux autres. Peu importe les écarts de réalisme que cela engendrera. Josefin dans son lit, tout sourire, reçoit sur son visage une lumière improbable qui fait écho à celle du kaléidoscope dont parle la mère. Une incongruité qui est permit par le mode filmique très instinctif et créatif de Kjell Grede.


Le risque des films avec des enfants c’est de sentir qu’ils sont contrôlés, ou pire qu’ils se contrôlent eux-mêmes. Dans ce film, on sent les enfants sincères, leurs activités sont à la hauteur de ce que les corps des acteurs sont prêts à faire, à apprécier. Quand Josefin a son fou rire quand elle mange l’œuf dur entier, on assiste à un rire vrai, qui lui tire des larmes. Et puisque l’actrice s’amuse, on s’amuse. La caméra se met à ce niveau subtile de réalité, et une attention particulière est portée aux gestes de l’enfant. À plusieurs reprises on se contente d’observer les petits gestes incontrôlés des enfants : Josefin s’allonge sur la table pour mieux voir Hugo par la fenêtre, plus tard elle se cogne à une chaise en courant à l’intérieur, elle enlève une botte et met son pied nu dans une flaque stagnante, etc.


Hugo, lui, est une figure d’autonomie et d’émancipation par l’archaïsme, un anti-urbanisme, anti-modernisme, anti-mise-aux-normes, donc anti-scolarisation. Non pas au sens où il s’y oppose par militantisme, mais parce que ses prédispositions lui permettent d’échapper aux obligations modernes. Josefin dira à sa mère : « Il n’a pas besoin de livre, il connaît tout !». Tout à fait à l’aise dans les bois, il monte aux arbres, fait grimper les araignées sur sa main, s’endort dans l’herbe, vit à son propre rythme, économise de l’argent, qu’il gagne comme coiffeur, interprète l’hymne à la joie à l’harmonica, connaît les bêtes, connaît les plantes, se couche tard, s’endort en classe. Il assure sa liberté de circulation, en déroutant par sa débrouillardise naturelle. Il est plein d’assurance, comme quand il salue toute la classe, avec flegme et pragmatisme : « Je dois commencer à aller à l’école. ».

Plus important encore, il est décisionnaire, autonome des figures d’autorité – exemplairement de celle des parents. Et comme tous les enfants, il ne hiérarchise pas les activités qu’il pratique. « Je prends tout au sérieux » dira-t-il à la maîtresse.


Le réalisateur permet aux enfants du film de vivre des dangers, loin des interdits, et porte ainsi son regard sur l’agilité des jeunes corps. Hugo en équilibre sur un vélo trop haut pour lui, Josefin marchant sur le toit de sa maison, les deux sautant d’une falaise, s’amusant dans une carrière en activité, s’approchant des engins mécaniques, fanfaronnant dans la pelle d’un tractopelle à plusieurs mètres de haut, manquant de s’étouffer en gobant un œuf dur entier, sans parler de la longue scène cauchemardesque dans l’usine désaffectée. Cette dernière, étrange et lynchéenne avant l’heure, démontre la large palette d’ambiance que s’autorise la mise en scène. Les effets de lumière étirent les ombres projetées, deviennent expressionnistes ; le montage brouille les pistes. Puis on enchaîne sur la scène du vélo, moment de grâce fantasmé. On passe d’un rêve surréaliste sombre à une balade champêtre, de la poésie de l’ombre (peurs enfantines), à la poésie de la joie (euphorie enfantine). Pendant que les adultes regardent l’enfant passer, les violons et les chants sont enivrants. Chaque instant est vécu intensément par les enfants, là où les adultes, eux, ont un corps qui leur pèse plus. Ils sont moins en mouvement, paraissent plus lourds, plus grands, plus tristes.

On reconnaît vite une certaine moquerie envers le discours du protestantisme nordique austère. La vue du pasteur, père de Josefin, nous est interdite. Josefin imite la prêche. Plus tard elle éprouve une peur/fascination face au visage du jardinier, qu’elle appelle « l’image de Dieu ». Kjell Grede s’amuse à délier le sérieux irrévocable de l’Église.


Le film n’est pas d’un séparatisme enfants/adultes manichéen. Quand Josefin est abandonnée de Hugo, elle se rapproche du jardinier, avec qui elle s’amuse à sauter dans les flacs. Elle vit alors des moments de complicités qui lui font connaître une relation différente de celle qu’elle entretient avec les autres adultes, ou avec les autres enfants, ou avec Hugo. Ce grand bonhomme représente une stabilité, un réconfort. Elle n’est plus rejetée, trahie, abandonnée. Elle découvre l’amitié où l’on s’apprend chacun des choses. La maîtresse et la mère de Josefin sont également très bienveillantes, et à l’écoute des enfants.

C’est souvent grâce à Josefin qu’on s’intéresse aux adultes du film. On comprend ainsi plus tard, que la mère et le jardinier se sont connus enfants, dans la même classe, mais qu’ils ont perdu cette connexion particulière qu’ont les enfants entre eux. Fascinée par le kaléidoscope, la mère refuse une partie de badminton sans trop savoir pourquoi. Elle a oublié pourquoi elle devait refuser. C’est peut-être ça un adulte, c’est un enfant qui n’est plus surpris, et qui donc apprend à raconter les choses. C’est la seule approche du merveilleux accessible à l’adulte : l’art de raconter.



Restauré et disponible sur Netflix, le premier long métrage de Kjell Grede bénéficie d’un travail de l’image et du son magnifique. Le contraste vif de la Eastmancolor (support filmique original) met en avant le travail des couleurs impressionnant de Björne Larsson. La blondeur des enfants au milieu des herbes sèches ; Josefin aux yeux verts, habillée en robe verte, serre-tête vert, pour le premier jour d’école ; les vêtements rouges sur fond vert lors de l’agression de Josefin par les enfants de l’école. Les couleurs s’harmonisent et révèlent un sens pictural fort. Il y a de véritables tableaux, comme quand les enfants veulent faire fuir les chasseurs, et que la scène tourne en cérémonie païenne chaotique. Ou encore, le tableau final des enfants mangeant avec le jardinier : une table, une lampe à huile, deux chaises, un canapé, une horloge, un lit simple, sur une route la nuit.


Ce n’est pas un film que pour enfants, c’est un film bouleversant pour adultes. La douleur de l’adieu de fin ne peut être connu que des adultes : comme promis le jardinier s’arrête au milieu de son histoire, comme promis les enfants lui disent « à bientôt », et lui leur répond « au revoir » ; l’adulte pleure, les enfants restent dans le décor avec les meubles. Hugo est déjà passé à autre chose, par le jeu. Josefin n’est plus seule. Les deux enfants, comme le film, sont touchants par leur intelligence émotionnelle, et non pas par leur mignonnerie. À la fin, plan large de la situation, les enfants jouent aux adultes. Les adultes ne jouent plus.

Florian_Morel_13
8

Créée

le 10 févr. 2024

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