Vu à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.


Rungano Nyoni, jeune cinéaste zambienne qui a suivi la majeure partie de ses études au Royaume-Uni, fraîchement diplômée d’études de cinéma, tourne son premier long-métrage avec des fonds européens. Le premier film - ou la première œuvre de façon plus générale - est, paraît-il, celui qui ressemble le plus à son auteur, à la limite de l’autobiographie.
I Am Not a Witch est un objet de cinéma particulier. Sa réalisatrice a choisi de le situer dans son pays d’origine, et d’y mener une sorte d’enquête sociale sous la forme d’une fable.
À cinéma particulier, date de sortie particulière… le dernier mercredi de l’année, au beau milieu de la période des fêtes ; probablement le pire jour de sortie si l’on omet le destin des malheureux qui sortent en même temps que le dernier Star Wars. Pour un film au capital sympathie/attirance aussi faible, le choix de cette date ressemble plus à un suicide qu’autre chose. Gageons qu’il sera au moins vu par quelques inconscients en salles, évitant l’allez-simple vers l’oubli du DTV.


I Am Not a Witch n’est pas un film commun. Dans un style quasi-documentaire (sans fioritures), il utilise des éléments d’absurde pour proposer un surprenant rapport réalité/fiction. Jouant sans cesse avec la limite du ‘plausible’, il en devient réel. Il aborde la thématique des coutumes et croyances africaines, et plus particulièrement celle du mythe de la sorcière.
Mais n’est pas un simple regard critique unilatéral [à la sauce néo-coloniale, c.f. Macron & la climatisation], mais plutôt une dénonciation mêlée de fascination éclairée de cette coutume.
Une jeune orpheline, qui sera nommée Shula (« celle qui n’a pas de racines » ) au cours du film, est accusée par l’ensemble de son village d’être une sorcière, dans une scène d’une grande violence. Elle est donc “recueillie“ par les services du “ministère du tourisme et des coutumes traditionnelles“ [sic] et est envoyée dans ce qui n’est plus ni moins qu’un camp de - supposées - sorcières.
De tels camps ont existé et existent, mais c’est par une sorte de métaphore objectivée que Nyoni traite son sujet. Les sorcières sont en effet retenues par d’interminables rubans blancs qui les rattachent à un camion de bobines (« pour ne pas qu’elles s’envolent » explique M. Banda, petit fonctionnaire du ministère, aux touristes européens) ; elle sont employées aux champs ou à divers travaux (dans un esclavage d’ailleurs jamais nommé). Ces rubans représentent leur statut social et donnent corps à la satyre.


Progressivement, en suivant le personnage de Shula, dernière arrivée du camp, Nyoni explore les multiples manières dont cette croyance est exploitée. Non content d’être une attraction touristique (proche du safari), le statut de sorcière dispose également d’une sorte de pouvoir légal informel. Monsieur Banda emploie la jeune Shula en tant que juge pour divers procès, et reçoit de ce fait des nombreux cadeaux. Le spectre de la corruption n’est jamais bien loin.
Le traitement féminisme est également important, puisque ce statut de sorcière est bel et bien réservé aux femmes, il n’y a pas de sorciers. Certaines des femmes présentes du groupe furent mariées, avant d’être dénoncées par leurs compagnons. De plus, les femmes du camp sont entourées d’hommes et à leur merci ; le personnage de monsieur Banda, détenteur de l’autorité patriarcale, décide de leur sort à l’envi. Lui-même bien conscient de la stupidité du concept mais de l’engouement populaire qu’il suscite, il en fait son commerce et en tire une position de pseudo bourgeois (villa et costume trois pièces). Par appât du gain, il ira d’ailleurs jusqu’à lancer une marque d’oeufs au nom de Shula, après avoir traîné la jeune fille dans tous les procès de la région. La réalisatrice développe ici une position intéressante par rapport à l’arbitraire des procès : Shula désignant les coupables selon son jugement, elle exerce donc un certain pouvoir.
Enfin, s’il existe une échappatoire au statut de sorcière, elle n’est qu’un passage à une autre domination. L’une des femmes a pu quitter le camp en se mariant, elle est désormais l’épouse du fonctionnaire malhonnête ; elle-même n’est pas sûre d’être libérée.


Tous ces discours se mêlent dans une grande sobriété, formant une fable complexe bien que parfois trop évasive.
Un seul regret : avoir attendu pendant toute la durée du long-métrage que le titre-phrase soit lancé/murmuré/proféré par la jeune héroïne… sans que cela n’arrive. Heureusement, le plan final se charge d’imprimer dans nos rétines ce message d’émancipation.

oggy-at-the-movies
8

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le 22 déc. 2017

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