Paul Thomas Anderson est un cinéaste américain que j'apprécie beaucoup, un des derniers à représenter ce qu'était le Nouvel Hollywood même si il n'y a pas participé. C'est un véritable auteur qui a su se composer une filmographie cohérente d'une richesse incroyable offrant par la même occasion un florilège de films cultes. Mais il n'est pas aussi du genre à se reposer sur ses lauriers et avec There Will Be Blood, son chef d'oeuvre absolu, il opère une mutation dans sa carrière avec l'instauration d'une trilogie poursuivie par The Master et maintenant Inherent Vice. Et il est assez clair qu'à partir de là, la filmographie d'Anderson risque de prendre un tournant décisif s'éloignant pour de bon de ce qu'il avait fait dans son début de carrière.


Les films représente une trilogie sur leurs propos, leurs thématiques et leurs contextes. Les trois se placent dans une époque en plein changement, en pleine évolution avec pour There Will Be Blood, la fin de l'Ouest américain pour le début de l'air industriel, pour The Master, l'après guerre qui représente un pays qui se voit devenir la première puissance économique mondiale dont les hommes encore traumatisés doivent se réinsérer dans une société en évolution qu'ils ne comprennent plus et maintenant avec Inherent Vice il représente la fin de l'ère hippies. Au final le véritable propos du film est là, pas de cette intrigue nébuleuse et alambiqué dont on ne saisira pas tout les tenants et aboutissants mais bien dans la représentation de la fin d'une époque et dans l'histoire d'un pays qui cherche encore son identité. Car le cinéma de Anderson a pour thématiques celle de l'identité, de la place que l'on doit trouver dans le monde mais au lieu d'étendre cela à un personnage il étant cela à un pays, un pays qui à connu beaucoup de mutations au cours de son histoire. En ça Anderson adapte brillamment le roman de Thomas Pynchon en étant fidèle à son style tout en se réappropriant cette histoire pour qu'elle corresponde à ses thématiques. On retrouve donc l'aspect digressif du roman avec ses multiples sous intrigues qui s'entrechocs et qui trouble la compréhension du spectateur, mais la compréhension de l'intrigue n'est pas nécessaire, elle n'est d'ailleurs pas souhaitable car cette incompréhension a pour but de servir le propos du film. On est comme le personnage perdu dans toute cette histoire car fumant joint sur joint, ses idées ne sont pas claires et on plonge dans son monde ce qu'il fait que l'on adoptera sa vision de choses donc on sera aussi shootés que lui dans une sorte de trip hallucinogène où parfois les frontières du réel sont troubles comme lors de l'excursion dans l'asile ou encore la dernière confrontation entre Bigfoot et Doc qui offrent d'autres pistes de lectures à l'histoire. Mais si le personnage ne saisit pas tout c'est aussi parce qu'il ne comprend pas les changements qui s'opère dans le monde qui était le sien, entre manipulation gouvernementale, expansionnisme industrielle, corruption policière, la complexité du nouveau monde envahit le sien qui avait pour habitude d'être simple, beau et aux valeurs fortes. Le monde hippies était la célébration de la vie dans ce que ça avait de plus purs et de plus simples mais avec la montée des sectes à cette époque notamment avec le cas Manson, ce sont eux qui ont fait les frais de tout cela et qui se sont vus qualifier de rebuts de la société. On retrouve donc cette thématique qui à émergé chez Anderson depuis There Will be Blood, cette idéologie de groupe poussée à l'extrême qui en devient même sectaire et qui change la perception d'un monde en apparence simple. Et c'est véritablement cette idée qui prédomine ici, la complexité qui envahit la simplicité et qui la pervertie comme cette scène très symbolique qui ouvre le film où Doc ne comprend plus les expressions faciales de Shasta, elle qui avait pour habitude de montrer une moue simple et joyeuse se retrouve aujourd'hui à être une femme qu'elle c'était promis de ne jamais devenir arborant ainsi des expressions complexes et difficilement déchiffrable pour Doc, les deux personnages ayant pris des chemins différents.
Et c'est là que l'on constate toute la densité du film et l'aspect tentaculaire du récit, on est face à un polar noir nébuleux et stylisé, un film romantique avec une histoire d'amour touchante et mélancolique, une étude de comportement ainsi que l'étude d'un pays et d'une époque en voie de disparition. Le film interrogeant aussi la place de la femme dans cette nouvelle société en pleine libération sexuelle mais qui sont pour autant toujours esclave d'une certaine manière. Shasta laissant la place de cette femme libérée qu'elle était à une femme objet que l'on exhibe, on lui dit comme s'habiller, on lui dit comme se comporter et on ne lui fait plus l'amour, ce précepte propre aux hippies, on la baise, rapidement et brutalement et elle est contrainte d'aimer ça. Cette évolution de la société soumet encore une fois les femmes à des codes, elles ne sont pas libres malgré ce que la société peut dire, et elles non jamais été aussi objet que maintenant, des modèles d'expositions que l'on orne sur les cravates, que l'on possède, que l'on montre. Pourtant elles trouvent une certaine forme de pouvoir en cela, en manipulant le faible, Shasta se servant de Doc et le poussant même à devenir comme ses hommes brutaux et rapides et on trouve un propos assez intéressant sur la notion du dominant-dominé car on peut être les deux. Il suffit juste de trouver plus crédule que soi et c'est ce qu'est Doc, il se fait mener en bateau par quasiment tous les personnages du récit mais il n'en oublie pas ses valeurs, préférant sauver une vie plutôt que de démêler ce sac de nœuds ou faire preuve de cupidité. Et Anderson signe une belle déclaration d'admiration à l'encontre de ce personnage et de ce qu'il représente, les valeurs, l'intégrité et la pureté qui est mis face à un monde qui pousse à la manipulation, à la soumission et à l'individualise, les personnages pensant plus à leurs propres intérêts plutôt que celui des autres. D'ailleurs tous les personnages sont incroyablement bien écrit avec une densité psychologique incroyable tout en représentant un aspect de l'époque dans laquelle ils vivent, en ça le personnage de Bigfoot et de Doc sont les plus réussis et les plus fascinants du récit, l'un représente une institution policière mourante en pleine mutation et qui se voie compromise et corrompu tandis que l'autre est l'idéologie hippie personnifié et leur relation est incroyablement juste, ils ne s'apprécient pas mais ce respect d'une certaine façon car au final ils ont besoin l'un de l'autre et ils sont tous les deux en voie de disparition. Car une époque meurt et une autre s'ouvre et en ça prend tout son sens cette voix-off si particulière, elle n'est pas une représentation mentale de l'esprit enfumé de Doc, Sortilège est l'époque dans laquelle ils vivent, c'est le mouvement hippie. C'est pour cela que sa narration est parfois peu viable car elle est comme cette époque, décontractée, psychédélique et nébuleuse. D'ailleurs lors du dialogue finale Doc et Shasta parle d'elle au passé car ils ont conscience que cette époque est révolue, elle fut un sortilège, un rêve éveillé à la fois doux et mélancolique, elle fut leur entremetteuse car c'est cette époque qui a permis à Doc et Shasta de s'aimer. La scène finale est d'ailleurs incroyablement bien pensé, on ne voit pas le décor qui les entourent car leur monde s'est évaporé, ils sont les deux sur la route et ne savent pas où ils vont et Doc regarde dans le rétro d'où provient une lumière et avec un regard nostalgique il pousse un petit rire ironique. Cette scène est forte en symbolique, il regarde son passé et se rend compte que c'était mieux avant, que de là provenait la lumière, il n'est pas intéressé de savoir où il va mais de où il vient et l'aspect paranoïaque du personnage sert la métaphore, c'est quelqu'un qui regarde toujours en arrière et qui n'est suivi que par son passé. On retrouve cette importance des racines assez présent dans la filmographie d'Anderson même si ici il occulte l'aspect familial pour opérer une mutation dans ses thématiques. Et ce final est donc d'une tristesse mélancolique assez touchante, un faux happy end où même si le couple est enfin réuni ils seront obligés de vivre dans un monde qu'ils ne comprennent pas et dont ils ne veulent pas, étant condamnés au changement et aux regrets. Et cette fin est aussi symbolique pour ce qu'elle représente dans l'oeuvre d'Anderson, lui aussi regarde son glorieux passé mais va de l'avant, ce qui montre bien le changement qui s'opère dans son cinéma tout en étant des ses obsessions, celle du deuil, ici d'une époque révolue, et des regrets.
Le casting quant à lui est impérial, tous les acteurs sont sensationnels même si certains grands noms héritent de petits rôles, ils donnent néanmoins le meilleur d'eux mêmes pour être totalement au service du film comme Owen Wilson, Reese Witherspoon et Benicio Del Toro. On notera aussi un Josh Brolin excellent et quelques peu à contre emploi tandis que Katherine Waterston s'impose comme la révélation du film par la justesse de son jeu et son charisme assez fascinant, elle se montre solaire et charmante, un vrai coup de cœur. Sinon Joaquin Phoenix est clairement l'acteur le plus fascinant de sa génération et démontre un talent comique très dépressif et mélancolique, il est à la fois un clown triste mais aussi l'acteur qui symbolise le mieux le cinéma d'Anderson, un acteur marqué par son passé, et ici il est absolument parfait.
Pour la réalisation, celle-ci est techniquement parfaite, avec une photographie somptueuse, une bande son absolument géniale, Anderson savant manier l'image et le son à la perfection, et le montage se montre classique mais maîtrisé. D'ailleurs c'est comme ça que l'on peut qualifier la mise en scène de Paul Thomas Anderson, elle est classique mais incroyablement bien maîtrisé avec un savant sens du cadrage, des travellings impeccables et une excellente gestion du champ/contre-champ. Elle se montre bien pensé et parfois symbolique accompagnant le récit à merveille.


En conclusion Inherent Vice est un chef d'oeuvre même si il est clair qu'il divisera car il faut bien reconnaître que le film souffre de quelques longueurs et qu'il aurait gagné à avoir 20 minutes en moins même si personnellement cela ne m'a pas dérangé. C'est un de ses films brillants qui s'amuse à perdre le spectateur dans un récit alambiqué mais pour raconter au final une histoire qui va au delà de ça, une histoire intelligente et universelle qui parle de la mélancolie d'un monde qui change. Alors le film n'est sans doute pas un chef d'oeuvre absolu mais c'est une oeuvre cohérente et quasi-parfaite qui finit d'opérer cette mutation dans le cinéma d'Anderson venant clôturer la trilogie entamée par There Will Be Blood. C'est un film paradoxal qui est ce que le cinéma à offert de plus libre tout en étant d'une maîtrise incroyable, presque maladive. C'est un film frais, original et qui redéfinie certains codes de cinéma tout en étant une oeuvre d'art poétique et mélancolique qui sous ses airs de comédie décomplexée cache une tragédie humaine juste et touchante qui distille une atmosphère dépressive durable et délectable. C'est aussi assurément le film le plus personnel de Anderson qui parle ici directement avec son cœur, qui regarde ce qu'il a accomplit avec nostalgie et prépare déjà l'avenir signant ici un de ses meilleurs films. Un film à la fois précieux et instantanément culte.

Frédéric_Perrinot
10

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le 8 mars 2015

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Flaw 70

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