Innocence est le premier long métrage de Lucille Hadzihalilovic, un film réalisé huit ans après son moyen métrage La Bouche de Jean Pierre. Si vous aimez le cinéma didactique dont vous ressortez avec la satisfaction d'avoir tout compris, Innocence pourrait sérieusement vous perturbez voir complètement vous laissez sur la touche. Œuvre sensitive, poétique et ouverte à toutes les interprétations, Innocence nous convie dans le plus doux des cauchemars et la plus angoissante des rêveries, car objectivement rarement au cinéma on aura su faire naître une si lourde angoisse des si belles et innocentes images.


Bienvenue dans le monde trouble d'Innocence avec cette école perdue hors du temps et de l'espace, isolée dans une immense forêt et qui accueille des jeunes filles en tant que pensionnaires pour un apprentissage dont les seules bases éducatives seront la danse et les sciences naturelles,


Avant de tenter de sonder le fond du film il convient d'en saluer la forme car l'une des grandes forces d'innocence tient tout d'abord dans sa formidable beauté graphique. Le film est visuellement superbe alliant un très beau cinémascope à la magnifique photographie de Benoît Debie à qui l'on doit entre autres merveilles les superbes images de Calvaire, Irréversible ou Vinyan. Un travail quasi picturale qui donne au film une ambiance tantôt profondément onirique et poétique proche du Pique Nique à Hanging Rock de Peter Weir et tantôt sombre et incroyablement menaçante comme dans un film d'horreur. Distillé par de petites touches imperceptibles et appuyé par un bande son anxiogène le film prend doucement une dimension de conte fantastique et inquiétant alors que paradoxalement il ne montre jamais rien d'effrayant à l'écran. Entre le rêve et le cauchemar, on sent qu'une étrange et sourde menace plane autour de cette école et de ses jeunes filles alors qu'il n'existe pas le moindre monstre à l'horizon. Même lorsque tout semble calme et bucolique à l'image de cette sublime scène montrant les jeunes filles s'amusant, dansant et jouant en forêt au son d'une mélodie de boîte à musique, l'air semble perturbé par une ombre pesante que l'on craint de voir surgir au détour de chaque image. Plus ouvertement anxiogène la scène où la petite Iris suit Bianca et se retrouve seule perdue au cœur d'une maison sombre rythmé par le sinistre tic-tac d'une horloge ou les trois notes de piano d'un disque rayé est absolument terrifiante sans pour autant que nous soyons capable de définir précisément l'objet de cette peur aussi sourde qu'irrationnelle. Et il est sans doute là le cœur même du film , dans cette peur de voir à tout moment l'innocence de ces fillettes détruite, dans l'inconfort de ne jamais savoir si cette école est un refuge digne d'un paradis perdu ou une prison qui enferme et condamne pour l'absolu nécessite de laisser à ces enfants le temps de ne plus en être. Ce sentiment d'inconfort va lentement vous saisir pour ne plus vous lâcher et pas une seconde le spectateur ne sera capable de clairement savoir si l'intérieur ou l'extérieur de cette école est finalement le plus dangereux et menaçant.


Que fabrique t-on dans cette école dans laquelle les jeunes filles n'apprennent finalement qu'à prendre soin de leurs corps par la danse, prendre conscience de leurs fonctions biologiques par les sciences naturelles et se soumettre à un précepte punitif disant que seul l’obéissance garantie le bonheur ? Soit belle, fertile, sage et tais toi, ne sors jamais du chemin bordé de lumières mais en même temps prends le temps de devenir femme car dans cette étrange enceinte close et uniquement féminine les chenilles peuvent encore devenirs papillons sans trop se froisser les elles. Je me souviens qu'à l'époque de sa sortie le film avait suscité une certaine polémique, certains journaliste et critiques parlant d'un film pour pervers et pédophiles comme Ciné Live tandis que Les Cahiers du Cinéma qualifiait carrément cette école de « Fabrique de Salopes » . Et si par l'absurde ces deux regard nous offraient eux aussi une clé pour comprendre Innocence, et si cet école était aussi un refuge pour préserver ces jeunes enfants et adolescentes de ceux qui face à une jeune fille en jupe plissé et socquettes pensent immédiatement pédophilie et salopes. Bien sûr que sur tout le film rôde cette ombre immonde et diffuse de la pédophilie car c'est fatalement l'une des menaces que nous craignons consciemment où pas pour ces jeunes filles, mais le film interroge aussi simplement sur le regard, le notre comme celui des personnages. Pourquoi avons nous un tel sentiment de malaise lorsque ces étranges spectateurs viennent applaudir un simple spectacle de danse avec des jeunes filles  en papillons ? Pourquoi imaginons nous presque immédiatement de la perversité dans les regards de ces spectateurs et pourquoi l'innocence d'un spectacle devient il un moment d'angoisse ? Le regard sur le corps d'une jeune fille est il à ce point perverti que nous ne puissions plus déceler l'innocence d'une baignade, ou même de la nudité d'une enfant ? Cette école dans les bois sous ses allures de prison n'est peut être finalement qu'un paradis perdu où des jeunes filles peuvent encore jouer, se baigner, se toucher sans avoir à subir le regard à jamais perverti des adultes. Faut il enfermer à double tour les jeunes filles pour préserver leur innocence ? En tout cas lorsque la jeune Alice s’enfuira elle n'entendra au loin que les bruits de chasseurs et de leurs chiens comme si elle devenait immédiatement une proie. Je me souviens qu'il y-a longtemps j'avais montré ce film à un ami qui ne m'a pas du tout remercié de l'avoir fait tant Innocence avait cristallisé en lui toutes ses peurs et inquiétudes de père d'une jeune fille de sept ans, toutes ses angoisses de la voir devenir un jour un objet de convoitise avant même d'être femme, sa phobie presque maladive de la voir sacrifier son innocence dans les mains d'un individu qui ne la "mériterait" pas.


Innocence est un film superbe qui ne livrera sans doute jamais tout ses secrets mais il me semble porter en lui un féminisme d'une sordide mélancolie. A chaque fois que je regarde ce film il me hante de ses images et de ses questionnements. Je ne sais jamais si je dois envier l'enfermement ou la libération de ses jeunes filles à l'image de cette scène durant laquelle les deux personnages interprétées par Hélène de Fougerolles et Marion Cotillard regardent avec les larmes au yeux s'éloigner les élèves enfin libérées sans qu'on puisse comprendre si leurs pleurs reflètent la joie ou la peur du monde qui les attend. Même après plusieurs visionnages il me reste toujours des questions. Pourquoi la directrice vient elle choisir une élève comme au marché au bétail et quelle avenir lui est il réservée ? Pourquoi ces jeunes filles arrivent elles dans des cercueils qui paradoxalement les mettent au monde ? Le film tout entier est porté par les thématiques de l'évolution, de la métamorphose et du cycle, celui des menstruations comme des saisons. Plusieurs fois durant le film ses jeunes filles sont définies comme de vilaines chenilles devant devenir papillons pour trouver dans un cycle immuable un mâle reproducteur . Et si cette école semblant hors du temps et perdue comme dans une représentation mentale d'un conte de fées pervers était le reflet symbolique d'une pensée archaïque mais diffuse de ce que doivent êtres les jeunes filles et futures femmes pour encore de trop nombreuses personnes ? Il se cache dans les sombres souterrains de cette école proche d'un couvent les sombres réminiscences de pensées patriarcales qui ne demande aux femmes que d'être conforme à des diktats de beautés (une jeune fille aura une réflexion sur son petit bedon), docile à l'autorité (la désobéissance est systématiquement puni), agréables à regarder aux yeux des autres (les spectacles de danse qui financent l'école) et fertiles (la puberté et les premières règles marquent la fin du cycle scolaire). Bien sûr tout ceci n'est que mon interprétation, car Innocence est un film lui même mutant dont les images feront germer des cocons bizarres dans votre esprit qui donneront d'étranges papillons comme autant de pensées qui tourneront longtemps dans vôtre tête comme des insectes insaisissables. La puissance magnétique d'Innocence est peut être tout entière dans cette capacité à faire naître le trouble d'une imagerie si douce et innocente et peu importe ce qu'il vous restera du film, votre vision sera votre papillon, votre vision intime qui sera née des images, ce qu'il vous restera du film sera peut être simplement ce que vous êtes.


Mais attention Innocence n'est pas qu'un film froid, cérébrale et abscons et il réserve aussi de très jolis moments d'émotion comme à travers la très tendre relation entre la jeune Iris et Bianca qui fera office pour elle de guide et de grande sœur protectrice. D'une froide rigidité le personnage interprété par Hélène de Fougerolles qui semble sortir tout droit d'un film de Dario Argento ne laissera quasiment jamais transparaître d'émotion contrairement à Mademoiselle Eva (Marion Cotillard) qui craquera lors d'un réveillon du nouvel an trahissant sans doute tout le poids d'un temps bien trop long passé enfermée dans cette singulière école. Quasiment invisible et relayées aux seconds plans les vieilles femmes qui servent de gouvernantes pour les jeunes filles prendront une sacrée dimension tragique au détour d'un dialogue nous apprenant qu'elles sont vraisemblablement des jeunes filles qui ont tentées de s'évader par le passé et qui ont reçues pour punition d'être enfermées pour toujours dans une vie de servitude et sans amour.


Il est fragile ce battement d'elles à la fois magnifique et inquiétant . Elle est fragile cette innocence comme la soie d'un cocon prêt à se fendre à tout instant . Il est étrange ce regard inquiet ou inquiétant que nous portons parfois à l'innocence des jeunes filles en fleurs. Il est beau ce putain de film même si il porte en lui les sourdes angoisses d'un terrifiant cycle immuable ... Celui de la vie et de la mort.

freddyK
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le 29 oct. 2021

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