Pour sortir de la projection d'un film avec l'impression d'avoir vécu quelque chose, il faut que le film ait pu établir un lien intime avec son spectateur. Il y a les films sur lesquels on glisse et il y a aussi ceux qui, sans qu'on sache comment, jettent leur ancre dans notre âme. Pour mon cas particulier, Interstellar est de ce dernier type. Mais pour quelles raisons ? Parce que c'était lui, parce que c'était moi ?

Aussi loin que je puisse pousser la réflexion sur mon expérience, le film fait d'abord écho à un désir d'aventure et de grandeur qui, selon Nolan, devrait caractériser l'espèce humaine (et qui ne la caractérise plus). Et à vrai dire, plus le temps passe, et plus je prends conscience de la nature cyclique du temps urbain. Les calendriers se répètent, on divise notre vie en jours, semaines, mois, années qui se succèdent les uns aux autres et permettent de créer un environnement dans lequel notre action et notre vie quotidienne sont sécurisées. Mais la prix de la sécurité, c'est la richesse. J'aime beaucoup les analyses de l'un des premiers éthologues (J. Von Uexküll) du milieu de la tique. Dans le monde gigantesque qui l'entoure, la tique ne prélève que 3 stimulants, et c'est ce qui constitue son monde, 3 signaux lumineux brillant dans les ténèbres. La richesse du monde disparaît pour elle et se réduit à trois caractères actifs qui constituent la vie d'une tique. Et Uexküll rajoute que la pauvreté du milieu conditionne la sûreté de l'action, la sûreté est alors plus importante que la richesse. Pour tisser l'analogie, je dirais alors que le principe du film a profondément raison : nous avons oublié que nous sommes des pionniers. L'espèce humaine est structurellement pionnière, non pas comme la tique qui se laisserait tomber de sa branche pour poursuivre une aventure sur le corps d'un animal à sang chaud, mais comme un être dont la caractéristique profonde est de ne pas avoir qu'une poignée de stimulants déterminant son environnement. Et du privilège de notre espèce (d'avoir accès à la richesse du monde) naît aussi son péril : retomber imperceptiblement dans un milieu étroit et sécurisé au lieu de s'aventurer à constituer un monde.

Peut être que je vois le mal partout, mais l'on ne peut décemment pas se réjouir de cette petite sonde qui, au moment où j'écris cette critique, vient de se poser sur une comète : c'est un événement sans autre ampleur que technique et dans peu de temps, ce sera oublié, intégré, digéré, répété. La seule sonde qui a eu de l'importance ces derniers jours, c'est ce film, Interstellar. Il a bel et bien réussi à se poser sur une roche froide et morte, à savoir ce qui était autrefois la reconnaissance du fait que, comme le dit B. Pascal, l'homme n'est produit que pour l'infinité. Et, pour ma part, pendant 3h, j'ai presque oublié que je passais 90% de ma vie dans milieu clos. Non pas une chambre ou une prison dont je ne sortirais pas, mais une planète dont les principaux habitants ont décidé de répéter, à leur échelle, la forme sphérique. Autant de villes, d'immeubles, de voitures, de maisons, de rues, de mois, d'années, de vacances, de répétitions, autant de chrysalides malveillantes empêchant toute métamorphose.
Et si au cœur de cette odyssée il y a en même temps l'amour d'un père pour une fille et l'amour d'un aventurier pour l'inconnu c'est parce que l'homme, à l'égard de la nature, toujours pour reprendre Pascal (décidément), est un "néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes". Incapable de comprendre pourquoi au delà de l'horizon du trou noir, il retrouve l'amour pour sa fille ou pourquoi au moment de l'abandonner il a l'impression d'être absolument rien. La réponse de Nolan tranche en abandonnant au milieu de cette sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part, de l'ordre humain (qu'il soit vaisseau, tesseract ou station orbitale). Parce que si l'espèce humaine est bien celle dont le propre est d'être perdue entre deux infinis (l'infini intime de l'amour et l'infini extérieur de l'espace), alors le seul sens qui reste est celui qu'elle se construit. Au cœur de la disproportion, l'homme qui seul mesure.

Et finalement, c'est pour cela que ce film s'est ancré profondément en moi. Parce qu'il a habilement su faire correspondre ces deux extrêmes entre lesquels nous sommes perdus, nous renvoyant constamment de l'un à l'autre et insistant sur la disproportion naturelle de l'homme au monde. Mais en définitive, c'est pour mieux souligner, par contraste, d'une part le fait que l'ensemble de notre vie quotidienne (y compris ce site internet qui me permet de parler de films sur l'émancipation spatiale au lieu de la faire) n'est qu'un artifice cherchant à nous faire oublier cette disproportion, et d'autre part le fait qu'en dehors de la réalité humaine, il n'y a rien. Par conséquent nous sommes individuellement responsables du progrès de l'espèce, et cela commence par ne serait-ce qu'y penser. Et ce film y aide (ainsi que la magnifique musique de Zimmer, la somptueuse esthétique ainsi que toutes les déchirures qui sont autant de rappels de notre disproportion naturelle (le film n'est constitué que de cela)).

Laissons Pascal conclure :
"Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature."
Pensées, 72L
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le 15 nov. 2014

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