Invasion
6.8
Invasion

Film de Hugo Santiago (1969)

Dans une ville assiégée par un ennemi mystérieux résonnent des bruits de pas entre deux morceaux de tango et de concrète. On nous dit qu’on est à Aquilea en 1957 mais ces rues ont des faux airs de Buenos Aires. Ce stade, lieu pivot de l’action d’Invasion, ressemble à s’y méprendre à la Bombanera. Quelque part, on se dit que l’illusion de connaître fait partie du film de Santiago : quand on tord la réalité d’une manière aussi ouverte, cela doit bien être pour quelque chose ? Tout l’intérêt d’Invasion réside pourtant dans cette incertitude, chaque nouvelle information semblant clouer un peu plus cette idée presque trop grossière que « cette réalité donnée n’est pas la vôtre. » Rien n’est censé évoquer quoi que ce soit.


Invasion s’initie sous l’impulsion d’une rencontre : celle d’Hugo Santiago, jeune réalisateur de retour d’Europe, de Jorge Luis Borges, trésor national argentin qu’on ne présente plus, et d’Adolfo Bioy Casares, autre écrivain argentin notamment célèbre pour L'Invention de Morel. S’il est important de définir cet assemblage pour parler d’Invasion, c’est qu’il va croiser des univers qui n’avaient alors pas grand-chose à voir : celui de Borges (et par extension celui de Casares), prologue lointain du réalisme magique décrivant des mondes inquiétants teintés de fantastique ; et celui d’Hugo Santiago, sorte de noir post-moderne austère et désertique, habité par des figures taciturnes et indéchiffrables qui ne sont pas sans évoquer Robert Bresson… dont Santiago fut l’assistant de 1959 à 1967.
Cette association improbable, c’est celle de ce cinéma stoïque immensément politique, illustré par Melville et Bresson, qui pouvait d’ailleurs lui aussi s’inviter dans des pays imaginaires (Z de Costa-Gravras) ; et de l’imaginaire sibyllin de Borges. Invasion n’est ni vraiment de la science-fiction, ni tout à fait une allégorie – ce monde qu’il décrit, régi par ses propres règles (principalement artistiques et sensorielles), n’est pas le miroir ni la projection d’un autre. Il n’y fait jamais directement référence, comme aspiré par sa propre chute, sa propre fatalité qui le mène inéluctablement vers la même conclusion : la mort.


Dans Invasion, une résistance fait face aux tentatives d’assaut d’ennemis dont on ne connaît ni les origines, ni les motivations, et qui ressemblent d’ailleurs (presque) en tous points aux apparents héros de ce récit (apparents, car à aucun moment l’on nous énonce objectivement que ceux-ci luttent pour le bien – tant bien est que le bien puisse exister). Ce conflit homérique, s’exerçant pourtant dans l’ombre du monde et de la ville (les habitants d’Aquilea, qu’on ne voit jamais, ne sont pas au fait de cette invasion en cours), est à situer dans un nulle-part sémantique : beaucoup s’y sont essayés, mais difficile d’y lire autre chose que notre propre répertoire culturel qu’on y projette – une versatilité logiquement aidée par cette absence de référentiel. Pourtant, difficile de ne pas voir dans le film de Santiago un reflet de l’histoire argentine, piégée de la fin du péronisme jusqu’en 1983 dans une tourmente de violence, de dictatures et de coups d’état à répétition qui aboutiront à la guerra sucia des années 70. Mais l’interpréter trop précisément serait réduire Invasion à un carcan politique : et si cet ennemi en costume-cravate n’était-il pas plutôt une version alternative de l’impérialisme américain en Amérique Latine ? La question, forcément irrésolue, n’a donc pas être répondue – c’est la richesse infinie même du film qui en dépend.
L’analyse peut pourtant devenir double, et on trouve dans Invasion un second message tout autre, si évident qu’on l’oublierait presque : face à ces envahisseurs, une résistance. Une résistance enfermée dans un cycle funeste, auquel aucun de ses membres ne semble avoir le pouvoir d’échapper. Un sacrifice rituel comme un devoir absurde, une obédience quasi-naturelle dont on ne connaîtra jamais le point de départ. A travers cette tragédie de l’homme, cette tragédie du groupe, Santiago et ses deux scénaristes de renom dressent un second portrait, plus complexe, plus ambiguë : celui de la fin d’une ère, un an après 68, celle de la révolution. Une révolution sans charme, sans lyrisme, sans romantisme, qui évoque ce révisionnisme antihéroïque qui pointait son nez dans L’Armée des ombres de Melville. Symptomatique de son époque, cette interrogation a rouvert des plaies qui n’ont toujours pas cicatrisé : en réévaluant le destin de groupe, et en le mettant en parallèle avec celui de l’individu, Santiago semble amorcer la résurgence de l’égoïsme politique contemporain. Celui qui fait que nos mythes révolutionnaires se sont fait la malle, et que les luttes du passé nous semblent absurdes.


C’est en dépeignant le mystère qu’Hugo Santiago s’impose en conteur universel. Croisement des cultures et des histoires, Invasion s’articule en non-faits, en non-lieux, et en non-pensée ; façonnant en silence une critique par l’absurde de nos illusions politiques et de notre allégeance aveugle aux modèles ; modèles péremptoires s’affrontant en guerres sanglantes et incompréhensibles, où l’observation seule prend rapidement des airs de solitude kafkaïenne. Un chef d’œuvre intemporel dont on omettrait presque la maestria esthétique paranoïaque : en plus d’être porteur d’un sens infatigable, Invasion est un sublime morceau de bravoure visuelle, en témoigne son noir et blanc d’un éclat tétanisant, son incroyable ambiance sonore, ses décors urbains dystopiques et l’intelligence dont il fait preuve pour raconter, en silence, les ramifications d’un monde inconnu. Ou alors c’est parce qu’on en connaissait tous les ressorts, contradictions et résolutions depuis le départ.

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le 14 juin 2020

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Vivienn

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