Iron Claw
7.2
Iron Claw

Film de Sean Durkin (2023)

Celles et ceux qui me lisent le savent : je ne suis pas un grand adepte des « biopics ».

Pas que le genre me pose un souci en soi (quoi que…), disons plutôt que c’est ce vers quoi ce genre aboutit généralement qui ne m’emballe guère.

D’une part il y a ce mariage entre biographie et épopée qui, par nature, appelle toujours à traiter le même type de personnage et selon le même modèle standard de récit : un individu partant de rien, sachant affronter l’adversité, et parvenant à l’aboutissement ultime du fait qu’il n’ait su écouter que son cœur. Le genre de success stories à l’Américaine qui, paradoxalement, alors qu’elles entendent promouvoir la singularité de l’individu, finissent toujours par tous les standardiser dans le même moule de réussite. (Ce qui, personnellement, me gave…)

Et puis d’autre part, il y a cette propension qu’ont certains auteurs – voire certains studios – à se jeter sur ce genre cinématographique dans la mesure où – pensent-ils – il est facile à produire et garantit presque automatiquement en retour le succès : il suffit de trouver un bon sujet bien populaire, d’embaucher l’acteur à la recherche de sa petite statuette, et d’attendre que le public se rue dans les salles, soit pour le sujet, soit pour l’acteur, ou bien tout simplement soit pour la success story standardisée en elle-même…

C’est tout ça qui, généralement, me fait aller à reculons vers les biopics

…Et c’est aussi tout ça que cet Iron Claw a su dynamiter, à ma plus grande surprise et pour mon plus grand plaisir.


Pourtant, à première vue, Iron Claw a tout du biopic classique.

C’est l’histoire vraie de cette famille – les Van Erich – qui, partie de rien, est parvenue, à force d’abnégation et de détermination, à s’imposer au sommet du monde du catch américain.

Seulement voilà, les singularités émergent rapidement avec ce film. Ce héros paternel qu’on installe comme modèle dès la scène d’introduction accouche, dès la scène suivante, de gamins qui – devenus adultes – sont désormais déformés par leur musculature. Ils déambulent en slip kangourou au milieu des quintaux de protéines déposés sur la table du petit-déjeuner familial, écoutant au passage les étranges discours de motivation du père, faits de compétition nécessaire entre frères et de classement affectif basé sur le mérite de chacun.

Il est là le premier point fort de cet Iron Claw : le sujet choisi n’est pas vraiment un modèle de réussite. Pas que la réussite ait manqué. Disons plutôt que c’est le modèle qui est à questionner.


Tout dans Iron Claw colle au récit de la success story et pourtant, à chaque fois, il y a un élément qui empêche de pleinement s’en extasier.

OK, ces gars donnent tout pour s’auto-réaliser… Mais pourquoi le faire dans le catch qui est le royaume du trucage et du fake ?

D’accord, ces types sont remarquablement déterminés à travailler sur eux-mêmes pour atteindre leur objectifs… Mais quelle disgrâce ce travail inflige à leur corps !

Et enfin soit, ils vont atteindre les sommets. Mais à quel prix ? …Et pour quelle joie ?

Dans Iron Claw, les frères van Erich font tout ce qu’il faut pour atteindre le paradis tant vanté et dont le biopic est d’ailleurs la célébration… Alors pourquoi tout va de travers ?

…D’où vient la « malédiction » ?


C’est la deuxième force de cet Iron Claw : au fond il raconte autre chose que les van Erich eux-mêmes. Il raconte aussi l’Amérique à travers eux. Cette Amérique de la success story qui est le cœur-même du modèle social américain.

Il n’y a au fond pas de hasard à ce que les deux figures parentales de la famille soient un entrepreneur et une dévote. Tous deux représentent les deux piliers sur lesquels repose la société américaine. Concurrence et compétition permanentes, dépassement de soi, et gloire d’un côté. Amour de la famille et risque de châtiment divin de l’autre. Les van Erich sont les produits de leur temps.

Ils abandonnent musique et sport parce que la gloire et le business se trouvent ailleurs.

Ils bouffent et souffrent plus que de raison parce que c’est le jeu de la réussite.

Difficile même de ne pas voir dans le parcours tourmenté de cette famille-là, l’absurdité de toute une histoire récente des États-Unis.


Tellement de choses sont dites à travers ce film.

La vanité d’une vie entièrement consacrée à la réussite.

Le sacrifice de l’essentiel sur l’autel de la chimère.

Le triomphe des grandes gueules face aux grands bosseurs.

L’aliénation au point de continuer à s’infliger les mêmes souffrances même une fois l’objectif atteint.

Jusqu’à ce qu’enfin, on accepte d'arrêter de bouffer comme des gorets pour retrouver le plaisir de peindre et de s’occuper des siens.

Plus que témoins d’une Amérique récente, les van Erich sont mêmes carrément cette Amérique récente : boursoufflée, déformée, bourrée de protéines et de stéroïdes à en crever, ayant déjà triomphé depuis bien longtemps mais qui continue malgré tout sur la même voie, selon le même modèle, quitte à en faire crever les siens…

Et si tout ça fonctionne et se marie si bien c’est que, incontestablement, Sean Durkin, l’auteur, a su trouver le ton juste pour mener son cheminement.

Troisième et dernier gros point fort de cet Iron Claw : la forme.


Car oui, si les multiples couches de lecture cohabitent si bien au sein du récit c’est que l’essentiel passe par une réelle subtilité de la forme.

Fritz, le père est d’autant plus posé comme un héros qu’il est introduit dans une séquence en noir et blanc qui l’iconise tel le géant de la foire. Les codes du vieux film, appuyés par la vieille Cadillac, permettent de faire passer son discours très caricatural comme un symbole de son temps… Et il suffit alors de le transposer dès la scène suivante dans un cadre plus contemporain et familial pour mieux faire comprendre la rudesse de sa position, et la toxicité que celui-ci va dès lors dans l’éducation de ses fils.

Idem, quel merveilleux choix que celui de Zac Efron pour incarner Kevin. Lui, l’ancien minet, nous revient difforme, la peau tannée par le soleil et l’effort. Ses cheveux jadis de soie apparaissent dès lors comme les vestiges d’une jeunesse et d’une douceur qu’on a burinées. Partant de ça, plus besoin d’en dire davantage. Zac Efron incarne à lui seul le malaise.

Les événements aussi finissent par parler d’eux-mêmes. Ces destins qu’on décide de détourner, ces egos qu’on malmène, ces injonctions paradoxales qu’on instille…

A chaque fois, pas besoin d’expliciter. Le message passe…

…Du moins jusqu’au dernier quart.


Parce que oui – et c’est peut-être le seul reproche que je ferais à cet Iron Claw – c’est que cet équilibre qu’il avait su mettre en place l’essentiel du temps finit par vaciller légèrement sur la dernière ligne droite.

Le film traine dans sa conclusion, insiste, surligne et verbalise davantage au moment d’en finir, ce qu’on serait en droit de regretter quelque peu.

Et comme quoi le réel ne fait pas toujours une bonne fiction car, pour m’être renseigné par la suite sur la réalité des évènements, le film a fait très justement le choix de retrancher un paquet d’évènements afin de ne pas trop alourdir le final, mais pas assez manifestement…

Parce qu’en effet – et il faut le savoir – il existait en vrai un sixième frère van Erich qui lui aussi s’est suicidé. Donc comme quoi, moi qui considérais déjà que le suicide de Kerry était de trop car rajoutant trop de pathos, au final Sean Durkin a su nous éviter bien pire !


Autant vous dire que tout cela m’apparait au final comme une sacrée leçon.

Non, le biopic n’est pas un genre standardisé et standardisant par essence. Car oui, le biopic peut être à l’origine d’une œuvre complexe et singulière pour peu que son auteur sache faire les bons choix.

Or, Iron Claw est clairement pour moi une œuvre qui a su faire les bons choix.

Bon choix d’un sujet qui rompt avec la logique de success story et qui la questionne.

Bon choix d’un rapport au réel dont on a su savamment expurger et modifier l’essentiel.

Bon choix d’une lecture à plusieurs degrés qu’on est parvenu à insérer habilement grâce à une forme judicieuse.

Car oui, c’est ça, pour moi, un vrai bon biopic.

Ce n’est pas une œuvre qui dit le réel ou qui récite la messe libérale.

Au contraire c’est une œuvre qui n’oublie pas que ses choix de sujet ne sont pas anodins.

C’est une œuvre qui sait voir les choses dans son ensemble, au-delà du sujet biographé.

Surtout, c’est une œuvre qui n’oublie pas que dans un film – biopic ou non – ce n’est pas sujet qui parle le mieux, c’est le cinéma.

Merci donc à Sean Durkin d’avoir su nous rappeler ces fondamentaux là…


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le 3 févr. 2024

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