Jusqu’ici, Pablo Larraín a examiné les cicatrices collectives laissées par des années de dictature chilienne sur des personnages masculins (No, Le club). Le cinéaste reporte cette fois son regard sur une figure féminine américaine, sans pourtant perdre cet intérêt fondamental pour les blessures à la fois intimes et nationales. En intercalant à son récit (l’entretien) de nombreux flashbacks superbement photographiés, Larraín dessine par fragments le portrait fascinant d’une femme incroyablement complexe, contradictoire, autoritaire et mystérieuse. Laissant sa caméra s’approcher du visage de Natalie Portman, parfois dans des gros plans quasi cassavetiens, le cinéaste magnifie le tempérament de cette actrice d’exception, qui éblouit par sa grâce douloureuse, sa détermination et sa fragilité.


On retrouve ici ce qui fait la grande particularité des films de Pablo Larraín, le recours au biopic pour mieux s’immiscer dans l’âme de celui ou celle dont il narre l’histoire : une manière de ne pas dénier la part de subjectivité qu’un artiste porte légitimement dans son approche. Larrain assume qu’à travers l’histoire, il gratte l’icône pour dénicher l’homme, la femme, l’individu nu dans toute sa complexité. Jackie Kennedy est avant tout une image, une sorte d’estampe immuable, portée par une coupe de cheveux, un tailleur cintré, une couleur rose bonbon. Une image portée par un instant, même historique, qui grave à jamais la représentation de la femme : celle d’une épouse penchée sur son mari assassiné, la main dans sa chevelure ensanglantée, dans une décapotable qui s’enfuit au vent. Et Pablo Larrain, contournant l’hagiographie exhaustive, de s’arrêter sur l’autour : autour de l’assassinat, un peu avant, un peu après ; autour de la première dame (ses enfants, ses assistantes, son beau-frère, le monde politique qui gravite autour) ; autour du protocole, où l’on décèle sur le vernis des codes et des institutions quelques fissures au travers desquelles apparait alors cet humain tant recherché.


Mais avant de le dénicher, c’est toute une imagerie iconique qu’il convient de distordre, d’altérer, déformer. Dans « No », Larrain avait sous la main des archives épatantes, ces campagnes de publicité pour le non au référendum chilien et il avait vieilli son film à dessein pour mieux intégrer ces vidéos essentielles. Ici, par contre, la perspective est inversée. L’assassinat de JFK est un des événements les plus connus du siècle, les plus vus (via le film de Zapruder) et les plus discutés. L’authenticité des images étant constamment en question, on a pu douter des conclusions apportées par la commission Warren chargée d’enquêter à partir de ces images censées contenir « la vérité ». La belle idée de « Jackie » est donc d’inclure d’entrée de fausses archives où l’on voit, dans un noir et blanc daté, Natalie Portman (et non pas Jackie Kennedy) déambuler dans les couloirs de la maison blanche. L’image d’archives se mêle en trichant à l’image de fiction. Ces deux images se superposent aussi à nos propres images, celles de l’imaginaire collectif.


La manipulation de l’image devient alors la clé de cet objet hybride qui ose un plan absolument bouleversant, un travelling grandiose, où le visage de Natalie Portman apparaît dans une auto avec en surimpression la foule de 1963 venue assister aux funérailles et espérant apercevoir le corbillard. C’est le mariage du vrai et du faux, la symbiose de deux époques que nous offre le film, faisant apparaître l’archive, par des collages évidents, comme la greffe. La vraie image, celle d’origine, semble collée, ajoutée artificiellement à l’image de fiction, celle de « Jackie ». Magie éphémère : les rôles se sont inversés. Le faux devient le vrai, Natalie Portman la vraie Kennedy. Dans cette opération, la pureté de l’image et sa véracité ont disparu dans le trucage. La pureté de Jackie, première dame, s’est perdue dans le deuil.


L’intime se traque ainsi, tout dans le film programme un chemin qui mène vers la première dame dans son intimité : chaque moment public, chaque discussion protocolaire n’est qu’un prétexte aux scènes qui précèdent ou qui suivent, celles qui ne montrent que Jackie Kennedy. Une base de lancement qui projette la caméra dans l’intime de la veuve. Seule, dépouillée des oripeaux qui font d’elle une figure politique, people, publique, la femme réapparait. Et le portrait qu’en fait Pablo Larrain n’est pas univoque. Il ne flatte pas, il n’accable pas. Il montre un personnage ambigu, fragile et méprisable, aimant mais soucieux de l’image, une femme consciente de l’histoire : et c’est toute l’adresse du réalisateur, habile, de parvenir à faire sortir de l’Histoire une héroïne qui, filmée dans son intimité, œuvre paradoxalement pour la postérité et l’Histoire.


Un enjeu que la scène d’ouverture pose d’emblée, avec l’arrivée du journaliste de Life dans la résidence du Massachusetts de Jackie. Ce dernier venu pour un entretien destiné à rapporter aux lecteurs les confidences de la « première dame » sur son vécu et ressenti des moments et drame et ceux qui l’ont suivi, et, cherchant à savoir comment elle pense désormais, pouvoir reconstruire sa vie. Elle se confie avec prudence se laissant aller par moment à certaines confidences, pour se reprendre « mais ça je ne l'ai jamais dit... », sachant l’utilisation qui pourrait en être faite. Protéger désormais à la fois l’image du président assassiné, la sienne et celle de ses enfants, est une nécessité, comme celle inscrite dans son devoir de servir la mémoire de son mari assassiné. Mais aussi, comme moyen de justifier sa propre existence dont le récit via les flashbacks, offre quelques jolies séquences concernant sa place dans le couple et dans la sphère publique. Dans ce jeune couple moderne qui a changé le « train-train » de la Maison Blanche en l’ouvrant et en y faisant par exemple pénétrer, via la TV, le grand public comme en témoigne la séquence de la visite guidée à laquelle Jackie se prête. De la même manière qu’est souligné, avec la séquence du concert de musique invité au cœur de la Maison Blanche, l’intérêt de la première dame pour les arts et la culture. Pablo Larrain y joue aussi la représentation de l’image du jeune couple « glamour » avec la séquence du bal (à la Visconti du Guépard) où la modernité de celui-ci fait écho à une certaine rêverie, avec la séquence musicale faisant référence à la comédie musicale, Camelot, inspirée de la légende du Roi Arthur.


Cette légèreté que Pablo Larrain introduit dans le récit ne fait que renforcer, en contrepoint la tragédie à laquelle Jackie fait face, dont Natalie Portman qui l’incarne s’est investie, offrant toutes les facettes de celui-ci : à la fois la dignité dans la douleur, et le charme incroyable de première dame, qu’elle dégage. Mais en parallèle de tous ces éléments et événements qui ont marqué le passage du couple à la maison Blanche, le cinéaste fait sourdre en miroir des souvenirs heureux, ceux de la tragédie que déjà semble, comme un présage lors de la visite guidée que laisse entrevoir cette image entr’aperçue de cette autre figure historique de chef d’état assassiné : Abraham Lincoln. Choisissant de « réaliser un film fait de fragments, de bouts de souvenirs, de lieux, d’idées, d’images, de gens … », Larrain nous invite à explorer l’énigme en nous y plongeant au cœur : c’est le regard de Jackie et ses souvenirs confiés, qui deviennent la chronique des événements dont elle a été témoin.


L’attentat de Dallas dont le journaliste en visite lui demande de décrire en détail, par exemple le son de l’impact de la balle, ce qu’elle a ressenti … et cette robe maculée du sang de son mari qu’elle ne veut plus quitter le jour du drame. De la même manière qu’est soulignée son implication dans l’organisation des funérailles et les complications rencontrées avec tout le protocole exigeant de stricte disposition de sécurité afin d’assurer la protection des chefs d’état du monde entier venus y assister. Et les coulisses de celle-ci avec tous ceux qui ont leur mot à dire, le Vice- Président Lyndon B. Johnson précipitant son serment et sollicitant son soutien pour la cérémonie d’investiture, et s’imposant auprès d’elle dans l’avion qui ramène le cercueil de JFK à Washington. Les relations avec la famille de son mari et avec son frère, Robert Kennedy, et, la question des enfants auxquels il faut annoncer le drame à laquelle s’ajoute (faut-il les exposer ?) Celle de leur présence aux obsèques et de l’utilisation (ce sera le cas …) qui en sera faite. Le cercueil du président enterré au cimetière National d’Arlington en Virginie (belle scène embrumée, sous la pluie et le vent) et la volonté d’y voir à ses côtés reposer ceux des deux enfants (l’un mort-né et l’autre mort en bas âge) du couple….


On y voit aussi, parfois, Jackie perdre pied (la scène où elle est ivre …) captée par une caméra en déséquilibre et osmose. Et puis qui se ressaisit, se montrant encore plus déterminée, car elle se « souvient de tout » contrairement à ce qu’elle affirme parfois, adoptant la posture adéquate : réservée face aux médias mais volontaire, active et incisive en coulisses tenant tête dans la tourmente. S’y ajoute aussi cette très belle scène de rencontre avec le prêtre ( John Hurt, dans un de ses derniers rôles) qui vient prolonger l’approche du personnage et ses interrogations, par le cinéaste … Des interrogations que très beau le dialogue -confession avec le prêtre soulève sur l’avenir de Jackie. Ce qu’elle souhaite léguer en héritage, et ce qu’elle a fini… par représenter dans le souvenir posthume aux yeux du monde par l’image offerte de la dignité d’une femme confrontée au drame et qui a forcé l’admiration de tous, jusqu’à sa mort en 1994. En ce sens au cœur du couple « glamour » dont elle a perpétué l’image, c’est sans doute le rôle d’une femme qui n’en fut pas la potiche, mais qui a su le modeler en une femme moderne.


Jouant de l’ambigüité de son personnage, ne niant pas sa fragilité de femme, n’ignorant pas sa volonté de garder la maîtrise, explorant sa conscience de l’Histoire tandis qu’elle regrette la perte de l’intime, Pablo Larrain signe une œuvre maîtrisée, dans laquelle la mise en scène ultra-travaillée n’est pas anodine : elle est l’incarnation et le symbole d’une Histoire cadenassée par la mise en scène politique. L’application sur grand écran de la domination de la mise en scène sur l’intime des puissants.


Créée

le 10 févr. 2024

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Procol Harum

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