" Je veux vérifier par moi-même ce que vivre veut dire."

Dans ce film tourné au lendemain de la seconde guerre mondiale, Kurosawa critique le régime japonais fasciste d’avant guerre, sa volonté expansionniste et sa répression des libertés. Il s’inspire de l’idéal démocratique de l’occupation. Le japon est à un tournant important de son histoire, les occupants tentent de faire basculer le pays du féodalisme à l’individualisme et Kurosawa soutient ce changement. Il le fait à travers une série de films qui mettent en avant des héros faisant le choix de suivre leurs convictions plutôt qu’une ligne de conduite dictée par un pays ou un parti. Le premier de ces héros du cinéaste est une femme, Yukie. Le film Je ne regrette rien de ma jeunesse s’inspire de l’histoire de deux personnes réels : celle du professeur Yukitoki Takigawa, accusé pendant les années 1930 de défendre des positions marxistes qui fut obligé de démissionner et celle de de Hotsumi Ozaki, le seul Japonais a avoir été accusé de trahison et qui fut exécuté en 1944. Ces deux personnes sont représentées respectivement dans le film par le professeur Yagihara et par Ryukichi Noge. Cependant le personnage principal du film est Yukie, fille du professeur et femme de Ryukichi.


Je ne regrette rien de ma jeunesse commence dans l’insouciance, au milieu d’un groupe d’étudiants papillonnant autour de la ravissante Yukie qui a conscience de son charme et qui en joue. C’est une jeune fille privilégiée, vivant dans une tour d’ivoire, rêvant de vivre des « étincelles » auprès d’un mari qui l’entraînerait dans son sillage. Elle est légère, ne connaît rien de la vie, elle alterne entre les rires et les larmes au gré de ses émotions. Elle est fantasque, impulsive et met fin à une conversation qui la fait sortir de sa zone de sécurité en se ruant sur le piano pour éviter la discussion. Les événements vont se charger de la faire évoluer, mais surtout elle porte en elle-même la capacité d’évoluer et de se laisser changer. C’est certainement l’une des plus importantes qualités qu’un être humain puisse posséder et elle n’est malheureusement pas si répandue que cela car elle demande une véritable réceptivité intérieure, l’acceptation du risque, l’ouverture à l’inconnu en s’ouvrant à de nouvelles façons de penser et de réagir. La majorité des personnes préfèrent le confort et l’absence de risques. C’est pourquoi le personnage de Yukie est subversif et le message qu’il délivre à l’époque où sort le film est loin d’être neutre.


Une première évolution a lieu quand la jeune fille décide de quitter le nid familial. Son père lui donne alors les paroles dont elle a besoin pour aller de l’avant :



 - telle que je suis aujourd’hui, c’est comme si j’étais morte. Ce monde où nous vivons, je veux aller le voir et vérifier par moi-même ce que vivre veut dire.
- Si tu as réfléchi jusque-là, c’est bon. Va et et défriche toi-même le chemin qui te mènera à ta vie. Cela vaut la peine d’essayer. Cependant Yukie, n’oublie jamais que tu es responsable de tes actes jusqu’au bout. La liberté, c’est le fruit d’un combat et pour l’atteindre, il faut être prêt à souffrir et assumer ses responsabilités. N’oublie jamais ça .



Devenue par la suite la femme de Ryukichi et prête à en payer le prix, elle recueille de lui cette devise : « une vie sans aucun regret »


Ces paroles de son père et cette devise de son mari vont nourrir sa mémoire, lui donner la force de tout traverser et l’orienter dans ses choix envers et contre tous et tout.


La transformation du personnage se lit sur son visage : un visage au départ insouciant qui devient farouche et déterminé et qui au final s’épanouit dans un sourire radieux, le sourire qui appartient à ceux qui ont traversé les épreuves sans se laisser engloutir par elles. L’actrice rend à merveille les différents intérieurs de son personnage.


Je ne regrette rien de ma jeunesse délivre un message essentiel, il marque une évolution de Kurosawa qui s’engage dans ce film. Le rythme n’est pas encore maîtrisé, le film souffre de temps morts, mais on y trouve déjà les caractéristiques du réalisateur comme :
- les plans montrant les personnes et leurs réactions plutôt que l’action elle-même. C’est le cas quand Yukie demande à l’un des personnages de se mettre à genoux devant elle. Nous ne voyons pas le personnage obtempérer, mais nous voyons le mouvement de la tête et des yeux de Yukie ainsi que toutes les émotions qui passent sur son visage à ce moment là. Ou encore la lente traversée du village sous le regard des villageois qui condamnent et qui jugent sans pitié et sans savoir… Ce sont les visages des badauds que nous voyons et non celui de Yukie. Nous ressentons son calvaire à travers ces personnages extérieurs.
- le raccord dans le mouvement : une caractéristique du montage des films de Kurosawa. Ici, on peut l’observer quand Yukie se précipite à la rizière. Ce montage amplifie l’émotion et l’intensité de cette séquence.


Les chefs-d’œuvre de Kurosawa sont encore à venir, mais avec ce film il nous livre déjà une perle par le message qu’il véhicule et il laisse entrevoir le grand cinéaste en train de naître.

abscondita
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le 21 oct. 2022

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abscondita

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