On le sait : James Stewart peut tout jouer. Mais s’il a souvent interprété des rôles de bienfaiteur auquel le spectateur a toujours pu s’identifier (il est le héros rooseveltien par excellence, l’éternel jeune premier du cinéma de Capra), sa collaboration avec Anthony Mann lui permit d’exprimer son talent à travers des personnages plus nuancés, plus ambigus, plus sombres. Ensemble, ils tournèrent cinq westerns de renom pour les amateurs du genre, en l’espace de six ans à peine : Winchester 73’, Les Affameurs, L’Appât, Je suis un aventurier et L’Homme de la plaine.


Avant-dernier du cycle, Je suis un aventurier est avant tout un film de « cow-boys » au sens premier du terme, dans la droite lignée de La Rivière rouge de Hawks réalisé quelques années auparavant : une histoire de troupeau de bétail à emmener vers les horizons enneigés et encore vierges des montagnes canadiennes. Une sorte de road movie sur fond de ruée vers l’or, mais dont les enjeux passent en réalité au second plan, puisque c’est d’abord la psychologie du personnage principal qui fera l’intérêt du film. Jeff Webster, incarné avec ambivalence par James Stewart, est introduit au spectateur comme un hors-la-loi fuyant le Wyoming pour refaire sa vie à l’abri des regards. De son passé, on ne saura jamais rien – sinon qu’il fut amené à tuer des hommes pour défendre son bétail. Il est égoïste, cynique, peu courageux, parfois injuste envers ses amis. Un individualiste faisant fi de l’intérêt commun comme de la justice, et ne se satisfaisant que de la compagnie de son compagnon de toujours, Ben Tatum. Jeff Webster est donc un anti-héros, dont le caractère n’est justifié par aucune circonstance atténuante.


Heureusement, Stewart n’est pas le seul à briller, et Je suis un aventurier brille aussi pour sa galerie de personnages secondaires incarnés par des acteurs et actrices marquants. Walter Brennan alias Ben Tatum, qui joue le fidèle ami de Jeff avec sa grande naïveté, sa fragilité de cow-boy vieillissant, sa conscience morale et sa dévotion indéfectibles : un personnage qu’on sent presque ne pas être le bienvenu tant il est bon et honnête, et que la violence des autres n’épargnera d’ailleurs pas. Son pendant féminin est sans doute Renee Vallon, interprétée par la Française Corinne Calvet : une jeune ingénue aussi admirative qu’amoureuse de Jeff, mais dont la candeur sera là aussi un frein à sa réussite personnelle (en l’occurrence, dans sa relation à sens unique avec Jeff). Enfin, Ronda Castle, personnage féminin assez extraordinaire incarné avec force et élégance par Ruth Roman : un style vestimentaire mémorable, avec son manteau à carreaux, son chapeau très masculin et sa classe bourgeoise. Elle sera une sorte de guide moral pour Jeff, et en même temps un miroir : un modèle de liberté et de détermination, comme lui, mais aussi d’empathie et d’altruisme, qui témoignent de son avancée par rapport à Jeff en termes de développement psychologique. Quelques sourires mémorables venant briser son apparente droiture, une séquence introductive dans la cabine du bateau (franchement osée pour l’époque), et une relation à la fois fusionnelle et distanciée avec Jeff font de ce personnage l’une des plus grandes réussites du film.


Je suis un aventurier est tout sauf un western académique, « classique » et encore moins quelconque – chose qu’on pourrait lui reprocher d’être au premier visionnage, où à n’y regarder que de loin. En plus du contre-emploi de sa vedette et de la dureté de son protagoniste, le film déjoue aussi les attentes en termes d’écriture des personnages : le comportement de Jeff sera intelligemment nuancé, adouci sans pour autant changer du tout au tout, conservant une part d’individualisme malgré son ouverture progressive à des problématiques collectives ; son rapport aux femmes ne trouvera aucune résolution attendue, chose peu commune dans les westerns de l’époque (Jeff ne « finira » ni avec Ronda Castle – trop indépendante et ambitieuse –, ni avec Renee Vallon – trop jeune et candide).


Les attentes seront également déjouées concernant le décorum du film, amenant une dissonance entre d’un côté les couleurs chatoyantes du Technicolor – magnifiant les routes, les montagnes, les grands espaces vides de l’Alaska, mais aussi les nuits et les intérieurs faiblement éclairés –, et de l’autre l’hostilité d’une région sauvage où le danger peut surgir de n’importe où. À voir certains plans du film, notamment les paysages enneigés, le voyage semble pourtant paisible et revigorant, dans une sorte de retour à la nature pour des cow-boys qui ont tout des « aventuriers » progressant dans un monde immobile, silencieux et encore intact de toute appropriation humaine. Les couleurs sont belles, notamment celles des costumes qui se marient idéalement avec l’environnement. Le ciel est bleu, le soleil éclatant, à nous faire presque ressentir la chaleur hivernale étouffant sous les manteaux. D’ailleurs, le film fut tourné durant l’été 1953, vers la fin août, dans les Rocheuses canadiennes ; mais c’est à mettre au crédit de Mann que d’avoir réussi à rendre l’atmosphère (réelle) aussi palpable dans son film, tout en lui donnant une valeur dramaturgique à part entière. Car c’est bien de ces montagnes quasi bucoliques que naissent la plupart des dangers : des bandits surgissant des bois, une avalanche dévastant une route, etc.


Ainsi, cette impression de promenade de santé, appuyée par la lenteur de l’expédition et du rythme du film en général, est bien entendu trompeuse. Derrière le plaisir de découvrir de nouveaux horizons, derrière les perspectives d’or et de villes nouvelles, et malgré les dangers naturels inhérents à toute région sauvage, se sont bien les maux proprement humains qui ressurgissent : l’immoralité en absence de lois instituées, l’ivresse du pouvoir et de la richesse, la fragilité de la justice et la difficile conciliation des intérêts communs aux dépens de certains rêves égoïstes. En ce sens, les deux personnages mis en opposition connaissent une trajectoire inverse : d’un côté Jeff, un hors-la-loi qui prendra petit à petit conscience que l’intérêt commun vaut mieux que le reste, prêt à rentrer dans les rangs d’une nouvelle société à bâtir. De l’autre Gannon (glaçant John McIntire), le shérif poursuivant Jeff, a priori homme de bien au service de la communauté et de la justice, mais qui prendra de plus en plus le chemin de l’illégalité, de la corruption et de la manipulation à des fins personnelles, à mesure qu’il s’éloignera des terres sous sa juridiction. Cette épopée canadienne sera donc pour l’un l’occasion d’une forme de rédemption, passant par l’ouverture à des problématiques sociales et la découverte de sa propre empathie ; inversement, elle sera pour l’autre un basculement vers l’individualisme et l’immoralité.


Car finalement, le vrai shérif du film devient officieusement Jeff Webster lui-même, bien qu’il refuse dans un premier temps l’insigne : il est celui en qui les autres ont confiance, celui à qui l’on fait appel pour régler les conflits internes, celui qu’on estime capable de protéger la communauté. Cette responsabilité, que le personnage de Stewart sent de plus en plus peser sur ses épaules, trouve un écho évident lors de la scène tardive où Jeff, assis dans sa cabane dans le silence de la nuit, les mains jointes, porte son regard perdu sur son arme accrochée au mur devant lui. Comme seul face à ses responsabilités, c’est peut-être lors de cette scène, au moment où il se lève pour attraper son ceinturon, que Jeff accepte à la fois le pacte social, mais aussi sa responsabilité d’homme de justice qui doit chasser les bandits véreux (qui sont donc, ironiquement, le shérif et ses hommes). S’ouvre donc le dernier acte du film, mis en scène avec maestria par Mann, avec pour acmé cette scène de l’arrivée du cheval, sans cavalier, dans le silence de la nuit et au rythme d’une clochette sonnant le glas de l’innocence.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 12 mars 2021

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Jules

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