L'évolution entre le livre de Richard Matheson jusqu'au film de Francis Lawrence est intéressante à plus d'un titre. A éviter de lire si vous n'avez ni lu le roman, ni vu le film bien sûr!

Petit rappel, le livre paraît en 1954, et est adapté au ciné dans "Le Survivant" avec Charlton Heston en 1971. Le projet du remake date de plusieurs années et est passé entre plusieurs mains. Un scénario intermédiaire est disponible sur internet et correspond a priori à ce que Ridley Scott devait réaliser, avec ce bon vieil Arnold comme acteur principal. Le scénario a été réécrit plusieurs fois, pour aboutir à un résultat qui trahit très clairement l'esprit du livre.

Si l'on compare le livre au résultat final (film sorti en salles):

-Neuneuville (Will Smith) n'est PAS seul. Le chien n'est certes pas un être humain, mais il permet à Neuneuville d'avoir un interlocuteur, même s'il ne répond pas. Il se fabrique une relation parent/enfant avec le chien (mange tes légumes, je te savone dans le bain, etc...) et on peut considérer que l'intro du film (avant la tombée de la nuit) est presque heureuse en exagérant un peu: on fait de l'exercice, on mange dans sa belle baraque New Yorkaise, on sort chasser en voiture de sport, on fait du golf dans le port... La transition avec la nuit est d'ailleurs bien peu subtile: la montre sonne, Will fait la tronche. Blanc, noir, heureux, triste.

-Neuville (du roman) est seul et vraiment seul. Il ne rencontre que le chien au milieu du roman, lequel a peur de lui et qu'il doit apprivoiser pendant plusieurs jours. Et lorsqu'il parvient enfin à gagner la confiance de l'animal blessé et malade, Matheson conclut par une simple phrase: "Quinze jours plus tard, le chien était mort". Rien n'est vraiment fait pour rendre la vie de Neuville heureuse, il est à moitié alcoolique, et histoire de rendre sa solitude encore plus difficile, les vampires femelles viennent se trémousser à poil devant sa porte toutes les nuits. Il passe la journée à réparer sa maison et à tuer des vampires. Il passe ses nuits à ruminer sur sa situation et à essayer de trouver le sommeil pendant que des vampires tournent autour de sa maison en l'appelant à sortir.

-Neuneuville est le héros US parfait: la trentaine, athlétique, biologiste de renom, militaire (important le militaire, il défend le pays), une femme belle, un enfant mignon, il vit à New York, et il fait tout pour défendre le pays en restant à Ground Zero (terme évoqué clairement dans le film, comme si Neuville pouvait exorciser les démons du 11 septembre en réussissant à sauver New York). Quel homme! Militaire mais avant tout biologiste, il ne cherche pas à tuer mais à sauver. Sa femme et sa fille meurent dans un tragique accident, c'est la faute à personne, c'est triste, ça le rend encore plus attachant.

-Neuville est l'anti héros parfait: la quarantaine, plutôt costaud mais pas vraiment beau gosse, bosse dans une usine (la classe comme job comparé au colonel biologiste!), habite dans la banlieue de Los Angeles (ou San Fransisco je ne suis pas sûr), dans un petit pavillon avec sa femme et sa fille. Sa fille meurt du virus qui contamine le monde, et il doit aller l'apporter au bûcher commun où tous les gens qui meurent sont brûlés. Sympa ! Ensuite il refuse de faire pareil avec sa femme et l'enterre en secret (les cimetières étant surveillés par l'armée). Elle revient bien sûr quelques jours plus tard histoire de lui faire un bisou dans le cou, et il doit la tuer. On comprendra que le moral de ce Neuville soit un peu moins bon que son cousin éloigné du film. Neuville picole pas mal, est dépressif en gros, tue des vampires toute la journée ou presque, ce qui en fait un tueur plein de haine en premier lieu, et pas un chercheur souhaitant sauver les gens.

-Neuneuville reçoit une aide précieuse dans le film, en la personne de Anna. Anna est guidée par Dieu et saura amener le vaccin aux autres réfugiés, regroupés dans un camp gardé par les militaires et organisé autour de l'église. Même si le personnage de Neuneuville pousse son petit coup de gueule contre Dieu, on voit ici très clairement l'importance de la religion.

-Neuville n'est pas croyant, et Richard Matheson se permet d'égratigner gaiement l'aveuglement des fanatiques religieux dans son roman.


On pourrait trouver d'autres points de comparaison similaires assez facilement. Il faut aussi avouer qu'en l'état, le roman n'est pas adaptable facilement en film, et surtout pas en tant que blockbuster. Le ton est beaucoup trop noir, le rythme trop lent, les péripéties pas assez nombreuses, les états d'âme de Neuville difficiles à retranscrire sauf via une voix off assez lourdingue. A côté de ça, le film est efficace et recycle les zombies de Danny Boyle dans un New York beaucoup plus cinégénique que la banlieue du roman.

Mais finalement, s'il ne faut retenir qu'une seule différence, la pire bien sûr, c'est évidemment la trahison du titre et du concept même du roman: la légende de Richard Matheson est une légende maléfique et un message sur la tolérance et la notion de normalité. Dernier humain sur terre, tueur de vampires, Richard Neuville devient ce qu'il a combattu, un monstre, une minorité différente de la majorité. Il comprend ainsi dans les yeux des vampires effrayés à sa seule vue qu'il est devenu une nouvelle légende, l'humain devenant un monstre pour le vampire.

Dans le film de Francis Lawrence, Neuneuville devient une légende car il est tout simplement le sauveur de l'humanité, soyons modeste. L'idée même du roman est donc complètement trahie pour en faire une belle histoire d'autant plus émouvante que la légende nait du sacrifice du héros. Comme c'est émouvant !

On peut aussi analyser l'évolution du scénario, assez symptomatique de son époque. La version prévue pour le film de Ridley Scott est clairement plus musclée que le roman qui n'a rien de trépidant. La touche "gros balaise" des années 80 est donc bien introduite ici. Mais on garde tout de même plusieurs éléments assez noirs du livre. Le personnage de Neuville est un tueur brutal, taillé sur mesure pour Schwarzenegger. On pourra d'ailleurs s'amuser à comparer les messages radiophoniques des deux Neuvilles (Schwarzie / Will Smith):

Will Smith:
"My name is Robert Neville. I am a survivor living in New York City. I am broadcasting on all AM frequencies. I will be at the South Street Seaport everyday at mid-day, when the sun is highest in the sky. If you are out there... if anyone is out there... I can provide food, I can provide shelter, I can provide security. If there's anybody out there... anybody... please. You are not alone. "

Schwarzie:
"Good Morning San Francisco. Big Bob Neville here with you this morning, as I am every morning. Monday through Sunday, seven days a week, three hundred and sixty five fucking days a year. Traffic? There is none. Weather? Who cares. News? I'm still alive. What about you, San Francisco? How 'bout giving me a call? 1-800-F-U-C-K-Y-O-U."

Le Neuville 2007 est clairement le héros américain parfait, proposant de nourrir et protéger les plus faibles. Le Neuville 'intermédiaire' ne joue pas vraiment au sauveur, mais plus proche des personnages classiques de Arnie, avec leurs punchlines bien sentis, en plus désabusé.

Quant à l'évolution de ce scénario avorté, elle est à cheval entre la version du livre et le film de 2007. On retrouve les vampires qui forment une nouvelle société et qui n'ont rien des "monstres" du film, et le personnage d'Anna est toujours un espion envoyé par les vampires. Mais là où dans le roman elle s'est portée volontaire pour aller rencontrer Neuville (celui ci étant le meurtrier de son mari devenu vampire), ici elle le fait sous la contrainte, son frère étant retenu par les vampires. Donc évidemment, on lui pardonne, c'est pas de sa faute... Les péripéties sont beaucoup plus musclées, avec les habituelles explosions dans tous les sens, et une fin plus heureuse que celle du film. On notera le passage assez grotesque mais oh combien habituel où le chien de Neuville devenu lui aussi vampire lui sauve la mise au moment où son ancien maître se retrouve face à plusieurs chiens vampires. Bravo toutou !

Ce scénario n'est pas aussi noir, mais reste nettement plus fidèle à l'idée du livre, car si Neuville survit, il comprend qu'il est devenu le monstre et l'anormalité, même si ce concept transpire beaucoup moins que dans la conclusion du roman. Le final reste beaucoup plus hollywoodien avec combats entre Neuville et ses ennemis et départ avec Anna, ce qui pourrait laisser espérer une hypothétique suite. Ce résultat est finalement très bâtard, puis qu'on retrouve en partie la noirceur du roman et sa philosophie, mais retravaillée à la sauce Hollywoodienne avec ses grosses scènes d'action et ses punchlines de héros sévèrement burné, et sa fin ouverte et heureuse. Pas vraiment plus convaincant que la version 2007, mais cette version trahit tout de même beaucoup moins l'esprit du roman.

On pourra enfin s'intéresser à la fin alternative du film qui montre tout l'importance de la pensée "à l'américaine" dans le cinéma Hollywoodien actuel. La fin alternative, si elle ne rétablit pas la définition original de la "légende", montre un Neuville beaucoup moins parfait que prévu. Car il comprend qu'en pensant faire le bien, en voulant sauver, il a en fait tué. On pourra apprécier le très joli cadrage montrant les photos des "victimes" de Neuville en arrière plan. Difficile de ne pas faire un parallèle entre cette conclusion et le conflit irakien par exemple et l'ingérance américaine en général. Et difficile de ne pas comprendre l'éviction de cette fin pourtant bien loin de celle choisie. Sans pour autant transformer le film en chef d'oeuvre, elle lui aurait enlevé un peu de son manichéisme très américain.

Pour conclure, une dernière comparaison entre la conclusion du film et du roman qui montre le monde qui les sépare, aussi bien au niveau du fond que de la forme. Je vous laisse deviner quel extrait appartient à quelle version !

Version 1:

"In 2009, a deadly virus burned through our civilization, pushing humankind to the edge of extinction. Dr. Robert Neville dedicated his life to the discovery of a cure and the restoration of humanity. On September 9th, 2012, at approximately 8:49 P.M., he discovered that cure. And at 8:52, he gave his life to defend it. We are his legacy. This is his legend. Light up the darkness."

Clap

Clap

Clap

Quel homme !

Pardon


Version 2:

"Robert Neville looked out over the new people of the earth. He knew he did not belong to them; he knew that, like the vampires, he was anathema and black terror to be destroyed. And, abruptly, the concept came, amusing to him even in his pain. A coughing chuckle filled his throat. He turned and leaned against the wall while he swallowed the pills. Full circle, he thought while the final lethargy crept into his limbs. Full circle. A new terror born in death, a new superstition entering the unassailable fortress of forever. I am legend."
FrançoisFF
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le 6 oct. 2011

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FrançoisFF

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