Voilà donc, directe, explicite et radicale, l'ascèse mystique et bruyante de Bruno Dumont, sa quête de la grâce incarnée dans le personnage de Jeanne d'Arc …


(A moins qu'il ne se moque.)


Jeanne la rebelle en porte-parole de Dumont le rebelle, la jeunesse de Jeanne révoltée contre tous les conformismes, celui des hommes (représentés non seulement par tous ses interlocuteurs, mais peut-être aussi par ses moutons, constamment présents et bêlants), soucieux de ne pas s'opposer à l'ordre en place, puisque celui-ci représente la volonté de Dieu, et peut-être même contre les représentants de Dieu tout aussi conformistes. Et Dieu lui-même ?


Bref – Pour traduire la révolte de Jeanne, son rejet de tous les conformismes, on fera appel à une forme totalement anticonformiste. Ainsi s'exprime la radicalité de Dumont. (A moins qu'il ne se moque). De façon très simpliste, sa recherche formelle s'appuiera sur quelques effets « puissants » et constituant la nouvelle déclinaison de cette radicalité mystique :



  • une BO dissonante, discordante, toute en rupture, alternant pop rock, black metal, électro pop, musique baroque, variétés aussi et même rap – mais à la mode chti, avec un rappeur échappé de la fratrie Ma Loute ;


  • une chorégraphie, confiée à Philippe Decouflé, faisant la part belle à la tecktonik ou au headbang, avec l'agitation épileptique des têtes et la valse frénétique des longues chevelures, à la gymnastique aussi, ou au vertige des derviches tourneurs – avec la perspective de la grâce au bout de la transe ;


  • pour le texte, Charles Péguy, avec ses deux œuvres consacrées à Jeanne d'Arc (qui correspondent sans doute au décrochage temporel et aux deux parties du film, avec les deux interprètes de Jeanne d'Arc) ; mais il n'est pas sûr que les dialogues soient intégralement empruntés à Péguy. Péguy, donc, avatar de Jeanne d'Arc (mais aussi de Dumont à moins que celui-ci ne se moque de nous), homme de gauche, profondément, mais qui allait demander la mort pour Jaurès en raison du pacifisme de ce dernier, de son conformisme, on y revient, Péguy en Yatagan de Dieu, qui allait sereinement se faire tuer au front du côté de Verdun pour bouter l'Allemand hors de France ; il est inutile de préciser que le texte est souvent incompréhensible, indigeste, parasité par des ajouts ridicules, des répétitions saoulantes, un lexique pour faire authentique (de la demeurance à la partance …).


    Dumont y ajoute incidemment quelques « fantaisies », parfois gratuites, parfois redondantes, comme des figures récurrentes de son œuvre :


  • l'idée de faire interpréter un personnage (une nonne curieusement dénommée Madame Gervaise, mais on se hasardera pas à l'interprétation) par deux actrices, deux jumelles à l'intérieur de la même scène ;

  • l'idée de confier le rôle de l'oncle de Jeanne à un « acteur » plus jeune que l'interprète de l'héroïne, le fameux cousin de Ma Loute, spécialiste du rap chti ;

  • quant aux comédiens incarnant les trois voix de Jeanne d'Arc, ce sont les seuls à avoir des rôles … muets ;

  • le déplacement des lieux, de la Lorraine vers la Somme – Dumont reste fidèle à sa région, à sa lumière (sans doute l'élément le plus beau du film, entre sable, sous-bois et eau coulante), mais en conservant les noms d'origine, Domrémy avec ses moutons désormais de pré-salé, ou la Meuse quand les personnages barbotent dans un ruisseau …

  • ses thèmes obsessionnels, le contact direct avec la nature, qui pousse ici les personnages à piétiner dans le sable ou dans l'eau, à l'écart des chemins tracés), la chute (celle de l'oncle, notamment, quand il veut monter sur le cheval – et à cet instant la jeune interprète de Jeanne d'Arc ne peut contenir son rire, trait « d'humour » ou dérapage évidemment conservé au montage, car Dumont est un adepte définitif de la spontanéité) ou au contraire l'élévation, entre plongées et contreplongées vertigineuse, et plans célestes) …


    Mais il y a bien mieux. Ou bien pire, c'est selon.


    Le chant.


    Presque tous les dialogues sont chantés – et c'est là que la méthode prend toute sa forme, avec pour les comédien(ne)s en herbe une consigne de cet ordre : vous avez la bande musicale en son direct (et les bêlements des moutons et tous les bruits parasites viendront aussi s'y inscrire), vous dansez et vous chantez exactement comme vous le sentez, comme vous le voulez.


    Toute la révolte de Dumont est donc là (à moins qu'il ne se foute de nous, et le doute commence à s'imposer sérieusement) : dans cette transe pour la France, la spontanéité de la jeunesse contre le conformisme des adultes (et l'on se souvient que Dumont, en successeur auto-proclamé de Bresson ne voulait pas des comédiens professionnels, de leurs trucs et de leurs tics, qu'il s'était constamment disputé avec Luchini, trop acteur, sur le tournage de Ma Loute). Donc les jeunes comédien(ne)s chanteront à leur façon, sans consignes ni contrôles, totalement faux donc, atrocement, à casser les oreilles (et plus si affinités) des spectateurs.


    Un supplice.


    Toute la révolte de Dumont est donc là, entre fausses notes, dérapages incontrôlés, voix vacillante, diction nasillarde, souffle court, articulation défaillante, mots avalés …
    (Au point que la chaîne Arte choisira pour sa retransmission de sous-titrer le texte chanté …)


    Mais le texte parlé n'est pas mieux.
    Les jeunes actrices se tournent face au spectateur, comme à l'école face à la classe pour l'heure de récitation, et ânonnent un texte auquel elles ne comprennent rien, avec trous de mémoire, bafouillages, mots à nouveau mangés …
    (Et Dumont s'en moque).


    Mais il ne s'aperçoit pas qu'il y a comme une contradiction dans cette représentation « spontanée » de la révolte. Rien de moins spontané que l'apprentissage et le recrachage laborieux d'un texte à la manière scolaire. On commence à confondre cacophonie et transe mystique.


    (Une parenthèse, hors-sujet ou pas, sur des souvenirs de récitation à l'école : est-ce que les enfants qui débitaient « si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phœnix des hôtes de ces bois », comprenaient quelque chose à ce qu'ils énonçaient …?)


    Dumont entreprend aussi, à sa façon, une relecture « libératrice » de la comédie musicale comme il s'était attaqué au burlesque avec Ma Loute. Mais ce dernier film était d'une grande richesse ; là Dumont se vautre, faute sans doute d'un vrai travail et de la réduction de son film à quelques procédés simplistes, niais, finalement stéréotypés.


    La foi donc, la quête de la grâce, la pureté de la révolte au bout du compte ? A moins que comme Jeanne, Dumont n'ait aussi entendu quelques voix – comme l'avait joliment suggéré un autre (grand) provocateur, Gainsbourg :



*



J'entends des voix (off)
qui me disent
« tu cours à la catastrophe »
mais je me dis « bof
tout ça c'est du bluff ».



*


Et surtout, Bruno Dumont a oublié un essentiel. Le cinéma, au plus fort de ses ambitions ne supporte jamais l'ennui. A cet instant le spectateur n'en peut plus.


Passage d'anges (silencieux), et ...


... quête mystique, radicalité courageuse, essai bâclé, blague ou imposture ? La question est ouverte.

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le 7 sept. 2017

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