Immergeons-nous dans le Gotham City des années 80. Les riches s'enrichissent, les pauvres s'appauvrissent, les éboueurs sont en grève et les rats pullulent dans les tas d'ordures. Les odeurs nauséabondes envahissent les taudis de la ville.


C'est ici qu'on retrouve Arthur Fleck, clown professionnel tourmenté et aspirant humoriste. Assis devant un miroir, il se maquille le visage et se force à sourire en étirant sa bouche à l'aide de ses doigts. Une larme roule sur ce rictus, emportant un peu de bleu avec elle.
Ainsi débute Joker, sans costumes moulants ou criards ni effets spéciaux, mais juste un homme. Un clown triste.


Arthur est l'une de ces "victimes de la vie", il est tabassé, moqué, maltraité. Un peu trop familier avec le goût du sang en bouche.
Il n'est cependant pas un solitaire ou un incompris, il ne parvient juste pas à se mêler aux gens. Son existence quotidienne même relève de l'impossible tant les règles et codes de la société lui sont inappréhendables.
Il reste donc en retrait du monde, en partie à cause d'une maladie dont je ne dévoilerai rien puisqu'il s'agit de l'une des meilleures idées du film: à chaque fois qu'elle se manifeste la société semble reculer d'un pas supplémentaire.


" je ne veux simplement plus me sentir aussi mal", murmure un Arthur qui est traité par sept médicaments différents et est suivi depuis longtemps par un système qui n'a en réalité pas de vraies ressources ni de temps pour lui.
C'est un murmure désespéré qui, vous l'imaginez bien, ne sera écouté par personne et marquera les débuts de sa descente aux enfers via un escalier dont chaque marche sera l'une des étapes de sa transformation en Joker.


Ecartons vos doutes d'un revers de la main: le film est bel et bien une origin story qui effleure juste assez la mythologie de Batman pour ne pas tomber dans un fan service devenu lassant dans les adaptations de comics.


D'ailleurs, ne vous y méprenez pas, c'est une profonde, lente et chaotique étude de personnage que nous propose le réalisateur Todd Philips plutôt qu'un film de super-vilain grand public, et votre empathie pour Arthur sera mise à mal, quitte même à se dissoudre quand il franchira certaines limites de l'éthique.


Pour incarner tout en nuances ce rôle des plus difficiles, Joaquin Phoenix se montre juste renversant...
Le cinéaste (et co-scénariste!) déclara qu'il conservait une photo de l'acteur visible au-dessus de son écran en écrivant le script, et le moins que l'on puisse dire c'est que cette source inspiration s'avère au final plus que payante.


Phoenix est habité par Arthur: ayant perdu 22kg pour le rôle, il apparaît frêle et affamé. La (superbe) photographie souligne ses côtes apparentes. Sa physicalité est précise dans chacun de ses mouvements et accompagne parfaitement son évolution.
Son intensité dévore l'image et nous captive, nous fascine jusqu'à en oublier qu'il s'agit d'une performance.
Aussi, le comparer aux immenses Heath Ledger et Jack Nicholson n'aurait pas de sens tant son Joker apporte une nouvelle fois quelque chose de différent au personnage. Chacun aura bien entendu sa propre préférence mais, en définitive, on a presque envie d'appeler ce film Arthur et non Joker, car on aura fait un bout de chemin avec l'homme plutôt qu'avec l'entité dévastatrice qu'est le Clown Prince du crime.


Ceci découle directement du choix de s'écarter du matériel source; Todd Phillips précisa que même si quelques éléments ont été puisé dans le chef-d'oeuvre The Killing Joke d'Alan Moore, son film ne suivrait pas du tout les comics.
Une décision certes audacieuse au regard de la bouillonnante fanbase du personnage, qui se révèle finalement comme étant un as sorti de sa manche; l'oeuvre n'a aucun lien avec le bancal Univers Cinématographique DC. Il s'agit d'un film et d'un personnage totalement émancipés de toute attache. Libres d'êtres ce qu'ils veulent, en one shot (ou non? A voir dans les prochaines années...).


Et s'il s'agit indiscutablement d'un film fait pour Phoenix, le reste du casting s'en tire également très bien.
On pense évidemment à Robert De Niro dans le rôle de l'animateur de son propre Late Night Show télévisuel, Murray Franklin.
Une figure médiatique influente qui rappelle fortement les classiques de Martin Scorsese, et pour cause: Todd Phillips n'a jamais dissimulé son admiration pour le cinéma du grand Marty. Une influence peut être un poil envahissante puisqu'on ne peut s'empêcher de penser au nihilisme de Taxi Driver et au cynisme de La Valse des Pantins, deux films caustiques qui empêchent Joker de résolument prétendre à l'originalité, là où un The Dark Knight convoquait le cinéma de Michael Mann en étant toutefois capable de s'en affranchir dans ses instants les plus mémorables.


Tant qu'on y est, un autre bémol réside dans l'omniprésence de la bande-son dépressive composée par Hildur Guðnadóttir.
Elle surligne au Stabilo le mal-être du protagoniste principal et ses tambours lancinants, très présents dans le premier acte, rappellent ceux qu'on entendait sur les galères d'esclaves - souvenez-vous d'Astérix - pour que les rameurs restent en rythme.
Affaire de sensibilité bien sûr mais dans le dernier acte pourtant, la partition accompagne parfaitement le crescendo visible à l'écran pour une combinaison qui donne le frisson.


On ne boudera certainement pas notre plaisir car ce Joker fait du bien dans le paysage cinématographique hollywoodien actuel. Téméraire vis-à-vis de la société, dévastateur et juste beau dans sa démarche, ce Joker n'est pas seulement une réinvention du super-vilain le plus iconique de l'Histoire de la part de Phillips et Phoenix, puisqu'ils ont aussi bousculé, voire redéfini, les codes de l'adaptation de comic book. Une claque!


Conseillé: A ceux qui aiment l'univers de Batman autant qu'à ceux qui aiment les drames psychologiques sombres.


Déconseillé: Aux ados qui ne jurent que par les Marvel cinematic et autre DC extended universes, ce n'est pas le même délire.


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le 3 nov. 2019

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