Le monde va mal. Les puissants, tout ce que ça compte de bourgeois, élites et décideurs, le sont de plus en plus tandis que les petits et les faibles le sont aussi de plus en plus. Le fossé se creuse entre les riches et les pauvres. Les premiers de cordée ne prennent plus de gants pour manifester un cynisme toujours plus froid à l’encontre de cette plèbe fragile.
Leur mot d’ordre : le corporatisme. Mais il est une chose qu’ils se refusent de comprendre malgré les signes les plus évidents : leur corporatisme, l’entre soi qui les rend fort, est en train d’être adopté par l’objet de leur dégoût. Le peuple est en train de se souder, cahin-caha, comme sont soudés certaines professions et certaines classes.
La lutte des classes chère à Marx est désormais une guerre des classes, une guerre ouverte.
Warren Buffet disait en 2005 : « Il y a une lutte des classes aux Etats-Unis, évidemment, mais c'est ma classe, la classe des riches qui a mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. »
Voilà le tableau. C’est le point de départ de Joker et si vous avez imaginé autre chose, ce n’est pas le fruit du hasard tant le contexte fin des années 70, début des années 80 de Gotham du film nous renvoie à une situation plus immédiate.
Tout au long des deux heures et quelques du long métrage, le parallèle est frappant. A en finir par croire que c’est fait exprès, que ce film que certains intellectuels ont critiqué nous parle d’abord de notre société. Ce serait drôlement étrange non ?


Arthur Fleck est une victime de la société, un visage anonyme. Il est une émanation cruelle et glaciale des aspirations de notre époque. Il veut réussir, il veut le succès, le pognon et baiser. Il veut être reconnu. Et la société est à sa propre image : elle vous broiera jusqu’aux os pour un peu d’audience, un peu de frisson. La machine infernale ne fera ps de sentiments. Arthur n’aspire qu’à cela : être la machine ou au moins en faire partie.
Sauf qu’il a un petit souci. Psychologiquement, il ne tient pas bien la route le garçon. Il revient d’un petit séjour en HP et a ce « truc », il rigole sans raison et surtout il ne maitrise pas son rire. Le stress le fait se marrer et sa vie n’est qu’un enchaînement de malaises.


Et c’est ce qui permet de conduire l’histoire sans se mettre trop à dos les puissants qui ne voient rien venir. Ils sont inquiets des masques de cette révolte, mais qu’est-ce que c’est ce bazar, c’est n’importe quoi cette violence, vous ne vous rendez pas compte, ce n’est pas comme ça la vie, la société. En fait, fermez la. Parce que si. Si, c’est exactement comme ça. C’est exactement ce petit truc qui grandit dans la tête des gens. La colère, la rancune. Le peuple est autant victime de ce que ceux d’en haut leur infligent que son propre bourreau. Les sentiments s’estompent pour ne plus laisser que la colère. La folie. La fin de la raison comme seul moyen de rétablir, par la création de nouvelles injustices, la fin de certaines d’entre elles. Il n’y a plus de fin. Juste des moyens.
Mais Fleck est un malade mental qui sombre dans une furie définitive. Il se fait le porteur d’une absence de projet. Il réécrit et invente l’histoire par le biais des médias. Et dans les médias, il y a ceux qui cherchent un scoop, qui font du sensationnel, qui surfent sur la vague, les éditorialistes, qui parlent sans discontinuer, qui déblatèrent leur avis sans se soucier qu’il ait, de près ou de loin, un rapport avec le réel. L’éditorialiste, le présentateur, le showman qui jongle avec les gens est une icône, celle du pouvoir et c’est là, dans cette confrontation, qu’on retrouve Joker, ce personnage sans cause qui libère, l’insaisissable nihiliste qui attire autant qu’il effraie.


En tant qu’objet de cinéma, Joker est un magnifique film un poil longuet, notamment au début. Mais la montée en pression, progressive, s’achève comme on l’attend, comme on l’espère. Imaginez votre partenaire qui commence par vous masser les pieds et qui décide, très lentement, de remonter. Mais alors très très lentement. Vous croyez savoir comment ça va se finir. Vous l’espérez. Et lorsque ça arrive, c’est exactement la jubilation que vous vouliez. Une grande frustration qui s’achève sur une jubilation tout aussi grande.
Joker, c’est exactement ça. Le tout sur un fond musical percutant et pertinent, alternant les musiques joviales qui ambiancent des crooners US des années 50, des groupes des décennies ultérieures et les compositions suintantes de Hildur Guðnadóttir qui ne sont pas sans rappeler, à la marge, le malaise de certains morceaux de Akira Yamaoka dans Silent Hill.


Il y a dans Joker un écho du Fight Club de Fincher, via le jeu des illusions certes, mais aussi par celui de miroir que le film tend à son histoire. Il y a, dans ces renvois multiples, les hommages à la filmo de Scorsese, son Taxi Driver en tête (le rôle de De Niro ne peut être un hasard) et le regard torve d’un spectateur libidineux passif. Il joue au puissant tout en ne l’étant pas. Il veut voir Fleck sombrer et remonter. Il y a, dans ce jeu de dupes et ces contradictions subtiles, un réalisateur qui se crée et s’invente après des succès commerciaux supérieurs à leur qualité intrinsèque. Grâce au prétexte éculé d’un origin movie, il dévoile une rigueur, une capacité à la précision manifestée par le glissement sans heurt d’Arthur. Et il y a, in fine, la révélation d’un acteur au sommet de son art. Un objet filmique de son temps, qui évolue au-delà des sphères de son analyse et qui parle à une partie de soi qu’on cache à tout le monde à cause de la critique publique qui en est faite.

hillson
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le 22 oct. 2019

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