De prime abord, Soderbergh n'apparait pas comme le réalisateur le plus propice à s'immiscer dans le monde fascinant de l'écrivain Franz Kafka, pourtant quiconque a vu la série The Knick, sait que Soderbergh est bien un auteur capable d'aller fouiller aux tréfonds de l'âme humaine. Aucune surprise donc de le voir adapter librement l'un des auteurs les plus dérangeants qui soient. Kafka le film est en effet une adaptation libre de la vie et de l'oeuvre de Kafka, les lecteurs de la Lettre au père et de son Journal y retrouveront de nombreux éléments biographiques insérés dans une intrigue proche de celle de son roman le plus abouti (à mon humble avis) : Le Château.
Le projet de base est prometteur et audacieux, c'est en quelque sorte faire de la vie de Kafka une fiction qu'il pourrait avoir écrit. Déjà l'idée est bonne, mélanger un livre et la vie de l'auteur permet de se détacher de l'oeuvre et d'en faire une adaptation plus libérée, en bloquant toute remarque rigoureuse quand à la fidélité de l'adaptation, Soderbergh s'ouvre un champ des possibles gigantesque qu'il saura exploiter avec adresse. Il y ajoute une distribution de qualité menée notamment par Jeremy Irons à qui le rôle de Kafka va a merveille, mais c'est surtout du côté de la réalisation que le film impressionne : Soderbergh a parfaitement compris l'esprit des romans de Kafka, chacun de ses plans pourrait sans rougir illustrer l'un d'eux. C'est vraiment une masterclass, à certains instants on vient vraiment chatouiller la perfection formelle du Procès d'Orson Wells ce qui équivaut finalement un peu à la perfection tout court. Kafka, le film est donc dans l'ensemble assez fascinant, presque tout autant que les livres de Kafka, l'auteur et ce n'est pas peu dire.
Outre sa cinématographie virtuose, l'autre grand intérêt de ce film réside dans son concept, Le Château de Kafka est un roman inachevé, ici Soderbergh y invente une fin et en profite pour expérimenter, ce que je trouve super cool. L'entrée au château se fait dans un changement d'ambiance total, en passant à la couleur Soderbergh crée un film dans le film et sépare son adaptation de son invention. Ce final créé de toutes pièces peut être facilement critiqué et qualifié de simpliste voire d'hollywoodien mais en y regardant de plus près j'y vois quelque chose de très intéressant. Dans ce final Soderbergh exécute une fusion du cauchemar kafkaien avec le non moins terrible cauchemar orwellien. L'association du monde absurde et administratif de Kafka avec le monde surveillé et autodestructeur d'Orwell qui se parachève dans un plan clé où l'écrivain se retrouve coincé sur un oeil géant. Ces deux univers partagent cette aura de monde triste, dont même les puissants ne sont que de simples rouages, les associer crée un sentiment d'impuissance quasi cosmique et malgré le baroud d'honneur involontaire du héros, il est tout à fait clair que la fin de Kafka se situe à des années lumières d'un happy end.
Avec Kafka c'est donc un excellent film que nous propose Steven Soderbergh qui est à la fois une déclaration d'amour à l'un des auteurs les plus fascinants de l'histoire de la littérature mais surtout au cinéma et à sa toute puissance, montrant que l'on peut, à partir d'un matériau de base difficilement adaptable, créer un excellent film.