Le territoire où naissent les poèmes

Dans l’obscurité, deux enfants fendent la nuit avec des lampes torches. Gaiement, Mikuan et Shaniss viennent pêcher des petits poissons scintillants qu’une vague ramène sur le rivage endormi. Elles regagnent ensuite leurs familles, assemblées en musique autour d’un feu crépitant, alors que s’élève hors-champ une voix évoquant les âmes des ancêtres. Cette baie, où se loge la réserve innue d’Uashat – située dans la région de la Côte-Nord au Québec –, est le « centre [de leur] monde ». Il s’agit de leur nutshimit (« territoire ») dont le sens se rapproche, pour Mikuan (Sharon Fontaine-Ishpatao), du mot liberté par l’immensité sereine qui en émane à travers une poésie de la nature rendue également par la réalisatrice Myriam Verreault. Cependant, cette impression d’infini se réduit à force que les années passent. Sous le regard d’une enfant, il s’agissait d’un vaste espace, enneigé la plupart du temps, qu’il fallait à la fois explorer et braver. Pour l’adolescente, la vie – implicitement celle partagée par les Blanc.he.s – « s’arrête là où la réserve commence ».


En dehors de la réserve, la menace capitaliste enveloppe le territoire dans sa quête de matières premières pareillement à ce cas pratique amenant un débat dans une classe entièrement innue. Dans ce contexte où il ne peut y avoir que deux identités (innue ou « québécoise »), leur rencontre se résume au conflit et suinte d’un racisme vivace. Une simple bousculade dans une boîte de nuit fait ressurgir le mot de « sauvage ». Or, cette altérité colonialiste incrustée dans les paysages québécois tels les immenses pylônes des lignes haute tension est, pour Mikuan, la première étape nécessaire pour un ailleurs encore plus vaste. Un atelier d’écriture devient un interstice menant loin des maux structurels ulcérant les Premières Nations (addiction, violence) – amplifié par la relation naissante avec un camarade blanc prénommé Francis. Lorsque Mikuan annonce son désir de poursuivre ses études en CEGEP (première étape des études supérieures) à Québec, sa mère objecte à Francis « t’en mets des choses dans la tête de ma fille ». Ce désir personnel se heurte frontalement à l’absence d’avenir intériorisée par les Innu.e.s. « Nous sommes né.e.s sans envergure » affirme Mikuan.


Face à Mikuan se dresse le destin de Shaniss (Yamie Grégoire), sa « sœur », qui symbolise les vies chahutées des jeunes femmes issues des réserves. Mère-adolescente empêtrée dans une relation violente et précaire, sa morne résilience n’a d’égale que la soif émancipatrice de Mikuan. Les deux adolescentes, momentanément unies dans le fantasme d’un foyer à deux tracé sur le sable, s’opposent dans l’expression de leur attachement à la communauté. Kuessipan tire sa force de la nuance qu’il propose sur ces deux destinées. Sans jugement ni complaisance, la cinéaste – adaptant le roman éponyme de Naomi Fontaine – borde avec douceur ces deux existences en conflit. Chacune engendre un rayonnement de la culture innue : si Mikuan décrit, partage et transmet par la poésie l’âme de sa communauté ; « la fille au ventre rond » la fait grandir, exister et maintient en vie celleux que l’homme blanc a tant voulu décimer. Par ailleurs, l’émancipation géographique de Mikuan se heurte aussi à celle sportive de son frère, émérite hockeyeur professionnel en devenir, sur lequel repose une dramaturgie plus appuyée.


Signifiant « À toi » en innu, Kuessipan est une déclaration poétique à sa communauté par Mikuan/Naomi Fontaine. Elle témoigne, par ses mots, de la faculté de créer de la beauté dans des destins brisés par l’Histoire. Comme le « silence du ruisseau sous un mètre de neige », elle creuse doucement le sillon de la fierté innue. Entre ardeur individuelle et force collective, la communauté d’Uashat perd son invisibilité et se dresse courageusement dans un ultime regard caméra.

Contrechamp
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le 7 juil. 2021

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