《 Mais qu’allons-nous faire de tout cet amour ? 》

En 1995, épaulée d’Anne-Louise Trividic, Pascale Ferran écrit un film pour le Groupe 28 de L’école supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Strasbourg. Elle s’inspire à la fois de ses souvenirs et de la vie de ses comédiens. On y suit le quotidien d’une poignée de jeunes adultes, au sein d’un dispositif volontiers choral : Certains se croisent d’autres non, jusque dans cette longue fête en point d’orgue où ils seront quasi tous réunis.


     Ils ont entre vingt et trente ans, mais ils n’ont pas d’âge. Il n’y a pas d’âge. Ils se connaissent, se rencontrent ou se séparent. Ils étudient, travaillent ou vivotent. L’une rédige son mémoire quand l’autre étudie le chinois. L’un découvre qu’il est enfin lui-même au contact de quelqu’un, qu’il peut s’intéresser ou être intéressé. L’autre en fait tout un monde quand ça coince le temps d’une nuit. Ils aspirent tous à quelque chose, à autre chose, être des artistes, trouver l’amour, quitter Strasbourg, comprendre leurs désirs, éteindre leurs peurs. Une tirade off extraordinaire, vers la moitié du film, appuie là-dessus :


     « Aujourd’hui, tout le monde a peur. De ne pas trouver du travail, de perdre son travail, de mettre des enfants au monde dans un monde qui a peur, de ne pas avoir d’enfants à temps, peur de s’engager. D’attraper une maladie, de passer à côté de la vie, d’aimer trop ou trop peu ou mal ou pas du tout. La peur est partout et partout provoque des catastrophes. Elle s’auto-alimente : qui a peur aujourd’hui aura peur davantage demain. La première chose à faire, le seul but à atteindre : tuer la peur qui est en nous ».


     Ils sont dix : Agnès, Béatrice, Catherine, Denise, Emmanuelle, Frédéric, Gérard, Henri, Ivan & Jacques. Dix au prénom amorcé chacun d’une lettre de l’alphabet, les dix premières, comme s’il s’agissait de capter une continuité entre eux ainsi que de célébrer leurs différences. Comme si l’on pouvait aussi en imaginer seize supplémentaires. Il faut préciser que chacun de ces dix comédiens sont remarquables.


Pour le moment, ils sont tous un peu paumés, ils font des boulots alimentaires : serveuse dans un fast food, étiqueteur dans un supermarché, sondeur sur les trottoirs. Certains semblent s’être trouvé une place, d’autres ont la sensation de ne pas exister, aux yeux des autres ni pour eux-mêmes. C’est un grand film sur les possibles, oui, le titre est éminemment choisi, mais dans ces possibles se logent aussi bien les espoirs, les rêves que les peurs, la dépression.


     C’est une sorte de trait d’union parfait entre le cinéma de Guy Gilles et celui de Mikhael Hers – Deux cinéastes qui me sont évidemment chers. Le film est souvent très drôle. Mais l’écrin dans lequel il évolue est grave. C’est une vraie « comédie dépressive » pour citer les mots de Ferran elle-même. Et un film purement choral, fait de vignettes plus ou moins longues, se répondant les unes aux autres.


     Le générique introductif est déjà passionnant en ce sens qu’il capte d’emblée le dispositif à venir : On y entend des morceaux musicaux, des extraits d’émissions (comme si nous zappions d’une station de radio à l’autre) accompagnant le nom d’un interprète du film. Il ne s’agira que de cela dans L’âge des possibles : capter des instants, des personnages seuls ou bien plusieurs, des dialogues mais aussi des silences, des suspensions pures et des moments du quotidien.


Un film mosaïque qui se reflète aussi dans son éclectisme musical. En effet, on y entend aussi bien Gainsbourg, Cabrel, Souchon, Schubert, Mc Solaar, Aznavour, Bashung, Brahms ou Les Rita Mitsouko. Et tout y est in : écouté, dansé ou chanté.


     Ce qui frappe rapidement ce sont aussi les couleurs. Il y a toujours du jaune, du rouge dans le cadre, comme pour enjoliver la banalité du quotidien, comme pour apporter un peu de lumière à une tristesse ambiante si tenace. On pense au Bonheur, d’Agnès Varda.


     Ce qui frappe ensuite, c’est la présence considérable de produits, de marques, comme si le film se logeait à la fois dans la continuité du cinéma de Luc Moulet (Genèse d’un repas, par exemple) ou de l’écriture d’un Bret Easton Ellis (Glamorama, au hasard) mais dans un écrin qui ressemble plutôt à du Post Desplechin. On travaille chez Quick, on mange des Figolu, on hésite entre Cif & Monsieur Propre, on désespère qu’il n’y ait plus de Danette dans les rayons, on porte un t-shirt à l’effigie de Vache qui rit. On va aussi s’interroger sur les appellations par tailles des serviettes hygiéniques. Il y a souvent un produit ménager dans le plan, en définitive. C’est une véritable invasion.


     C’est un beau film de son époque « balisé par des noms de desserts, des marques de produits d’entretien et des logos de tee-shirt » pour citer un passage de l’article de Libé qui faisait l’éloge du film lors de sa sortie, il y a vingt-six ans.


Mais c’est bien avec la complexité de ses personnages que le film s’avère le plus surprenant et beau. Il y a parfois des grands moments suspendus, nourris par une confession ou par une chanson (Pas sûr qu’on soit autrement plus ému en écoutant une interprétation de Toulouse, de Claude Nougaro que dans ce film-là) qui systématiquement produisent de longs regards, régulièrement bouleversants, car Ferran prend le temps de les filmer, de capter leur essence, de comprendre ce qu’ils renferment.


     Lors de cette grande soirée finale, chez Christine & Ivan (dont on a compris qu’ils vivent ensemble sans plus vraiment être ensemble) l’émotion est décuplée tout simplement parce que nous connaissons chacun de ces personnages ou croyons les connaître : On découvrira par exemple, au détour d’un dialogue sur un canapé, que d’eux d’entre eux étaient jadis ensemble.


     En captant les paroles de chacun, leurs illusions et désillusions, le film se fait le parfait représentant d’une jeunesse perdue mais toujours pleine de rêves, que viendra renforcer le magnifique éloge de la naïveté dans le dernier dialogue du film, qui embrasse autant l’inquiétude que l’espoir, appuyé par un ultime plan, qui capte un visage tour à tour léger, grave, inquiet, souriant. Un peu plus tôt c’était la chanson de Peau d’âne « Rêves secrets d’un prince et d’une princesse » entonnée à deux voies (celles d’Agnès & Béatrice) qui illustrait de façon déchirante cette vertigineuse sensation. Naïveté mais lucidité : Ce dernier plan est celui d’un visage, d’un sourire, d’un regard ; ils se détraquent, ils se régénèrent. Un plan simple mais puissant, qui ouvre sur une multitude de lignes de fuite et vient brillamment conclure la riche beauté d’un film merveilleux, centré sur l’âge des possibles.


     J’adore Lady Chatterley (2006) et j’aime assez Petits arrangements avec les morts (1994) et Bird people (2014) mais je ne pensais pas être ému, chamboulé à ce point par un film de Pascale Ferran. J’ai l’agréable sensation d’avoir fait une rencontre importante, tardive mais essentielle. J’aurais adoré découvrir ce film à vingt ans, à l’âge de chacun de ces personnages, ça m’aurait permis de comprendre plus vite beaucoup de chose sur moi, sur les autres, sur le monde.

JanosValuska
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le 13 août 2022

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