À partir de The Searchers, chef d'oeuvre définitif qui marquait la pleine maturité de l'artiste, le pessimisme de Ford s'affirme et peut s'exprimer ouvertement. Si les films réalisés durant cette période comportent toujours leur lot de moments chaleureux et magiques, les personnages évoluent, ou plutôt, errent dans un monde qui leur échappe de plus en plus, reflétant les questionnements et les doutes d'un homme de plus de soixante ans. The Wings of Eagle fonctionne par effet de miroir et d'écho avec The Long Gray Line, deux films qui se focalisent sur des destins individuels au sein de l'armée américaine pour célébrer l'amitié et la fraternité qui y règnent. Si le film de 1955 ne s'appuyait sur aucun personnage réel en particulier, Ford a tenu à ce qu'on identifie clairement The Wings of Eagle comme une biographie de Frank « Spig » Wead, que le cinéaste connaissait bien pour avoir collaboré avec lui sur Air Mail (1932) et They Were Expendable (1945). Pilote dans la marine, Wead se brisa le cou en 1926 et, se remettant d'une paralysie totale, consacra une importante période de sa vie à l'écriture. Il signera le scénario de plusieurs films importants comme Ceiling Zero (Hawks, 1935) ou Test Pilot (Fleming, 1938). Cependant, ces faits restent extrêmement discrets, à tel point qu'il est possible de voir le film sans se douter de ses aspects biographiques (à l'inverse de Young Mr. Lincoln, par exemple, qui s'appuyait ouvertement sur la légende liée au seizième Président des États-Unis). Ford préfère insister sur le visage humain de ses personnages ; ainsi, Dan Dailey n'incarne pas John Dale Price, amiral de la marine américaine, mais Johnny Dale, qui suscite l'admiration du spectateur non par ses exploits militaires mais par son indéfectible dévotion à son ami Wead.


Comme à son habitude, Ford construit son film sur un équilibre qu'il a porté, dans ses chefs d'oeuvre, à son plus haut point de perfection, le drame intimiste contrebalancée par le comique brut des scènes de groupe. Mais ici, Wead, notamment dans la séquence inaugurale, est surtout représenté comme un personnage puéril et irresponsable qui se livre à des acrobaties dangereuses et participe continuellement à des farces juvéniles. D'autant plus qu'il n'hésite pas à abandonner sa famille lorsque sa femme, par lassitude, refuse de le suivre dans ses frasques. Ainsi, l'humour apparaît plus dérangeant qu'amusant, volontairement ou non de la part de Ford. Signe suprême de son incapacité d'adaptation à ce milieu, le drame survient lors d'un bref retour de Frank dans son foyer : la nuit, entendant une de ses filles crier dans son sommeil, il se précipite dans l'escalier, se brisant le cou. Symbole du sentiment de culpabilité qu'il éprouve face à sa famille et en particulier de son impuissance à la mort de son premier enfant. « Comme dans The Searchers, Ford présente la maison familiale comme l'endroit le plus dangereux au monde, fascinant paradoxe pour un cinéaste si symboliquement attaché au foyer », remarque Joseph McBride.


S'ensuivent les séquences les plus émotionnellement intenses du film, consacrées aux conséquences de l'accident, à sa dépression puis à sa détermination de réapprendre à marcher. Mais pour guérir, Wead doit d'abord apprendre à se connaître lui-même. Lorsqu'on place un miroir sous ses yeux, il ne peut voir tout d'abord que l'aspect superficiel, et doit porter un regard en profondeur pour découvrir son orteil, qui sera le symbole de son abnégation future. Le retour aux scènes comiques, où l'ancien mécanicien de Wead, Carson, reconverti en infirmier, transforme presque la souffrance de son ami en plaisanterie, semble être un moyen pour Ford de faire face à l'inacceptable, de supporter l'insupportable. Carson devient presque une épouse de substitution pour Wead, relation qui dissimule mal le gouffre qui le sépare de sa femme. En effet, Wead s'inscrit dans la longue lignée des héros fordiens qui prennent des décisions autodestructrices pour eux-mêmes et leurs proches, préférant la camaraderie masculine, futile, superficielle et stérile, préférant vivre par personne interposée dans le monde de l'évasion (le cinéma, la guerre). Ni lui, ni sa famille ne se remettront de ce tragique refus de ses responsabilités. Ford, dans la séquence finale, nous montre Wead faisant ses adieux à ses camarades, la seule amitié émergeant des ruines de sa vie, qui nous frappe par son incohérence, ses défaites, sa décomposition. Condamné à la répétition, « Wead nous rappelle Sisyphe, mais nous ne l’imaginons pas heureux » note Tag Gallagher.


Faut-il voir ainsi, dans The Wings of Eagle, une démarche autobiographique de la part du cinéaste ? Ford et Wead étaient tous deux des natures vagabondes, dévorés par la soif d'évasion et d'aventure, mais condamnés par des infirmités physiques à les vivre par personnes interposées. Tous deux trouvèrent le cinéma comme substitut et négligèrent leur foyer pour leur carrière, préférant la compagnie des hommes pour dissimuler, peut-être, leur sentiment d'insuffisance sexuelle. Si Wead est le pôle d'identification le plus douloureux de Ford dans le film, il est contrebalancé par le personnage auto-parodique de John Dodge (référence ironique à Dodge City, que Ford s'amusera à déconstruire avec un cynisme acerbe dans Cheyenne Autumn ?). Ce dernier utilise tous les accessoires fordiens familiers : pipe, lunettes noires, mouchoir, souvenirs de l'Ouest, quatre Oscars. La scène donne lieu au dialogue le plus décalé de l’œuvre de
Ford lorsque Dodge jette une édition de L’Odyssée d’Homère sur la table :



Dodge : J’ai même joué dans ce truc un jour.



Wead: Ulysses ? Tu as joué dans Ulysses ?



Dodge : Ouais, à Bowling Green, dans le Kentucky. J’ai joué Robert E. Lee.



Déséquilibré par des changements de ton brutaux, des incohérences fréquentes et quelques dialogues un peu lourds, The Wings of Eagle reste une réussite précieuse et attachante, illuminée par l'interprétation magnifiquement sobre de John Wayne, la modernité et la sensibilité de Maureen O'Hara - qui tourne son dernier film avec Ford - et le sens de la composition picturale toujours admirable du cinéaste. Il s'affirme aussi comme amorce de la phase finale de l'oeuvre, marquée par la mélancolie de l'échec et un désenchantement profond face au monde.

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le 13 août 2017

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