Qu’est-ce qu’un esprit révolutionnaire ? Sans doute pas celui consistant à exalter un idéal de valeurs positives, dans la mesure où il risque l’illusion niaise des terres promises et des paradis douillets, mais plutôt celui qui vise à dénoncer hic et nunc les modes variés de l’aliénation — seul stimulant possible à une volonté de lutte et de changement. Selon ces critères, Luis Buñuel doit être considéré comme un authentique artiste révolutionnaire, et L’Ange exterminateur comme l’un de ses ouvrages les plus caractéristiques, riches et accomplis. Une lecture étourdie pourrait le réduire à un canular sans queue ni tête, tout juste assignable au rayon farces et attrapes du modernisme pétulant, alors qu’y réapparaissent avec constance et concentration les thèmes familiers de l’auteur, ses options essentielles et plus particulièrement sa conception corrosive de la société. Une telle "fonction de constat" n’est le fruit ni d’une vue pessimiste sur la nature humaine, qui déboucherait sur le désespoir ou la résignation, ni de la délectation dans laquelle se complaisent ces lamentins de la métaphysique qui pratiquent avec volupté l’ascèse par le bas. Elle traduit au contraire la logique fière et implacable d’un être libre, l’incessante reprise d’une besogne de salubrité publique s’employant à mettre au clair, sous des formes diverses, la mécanique oppressive du monde contemporain, à souligner la liaison entre un ordre établi, fondé sur les tares sociales, l’exploitation et l’injustice, et un code de notions et de règles où se noient l’authenticité et les exigences profondes de l’individu. Une fois de plus, Buñuel lance la plus acerbe charge de dynamite contre les trompe-l’œil de toute vie reposant sur une série de tabous, de conventions, de contraintes, de mystifications, de toute existence où s’étouffe, sans qu’il en ait conscience, la vérité de l’homme et la toute-puissance de son désir. Il éclaire ce qui, par un juste retour des choses, pousse les hyper-civilisés à retomber dans la barbarie originelle, cet âge de boue qui restitue le visage de la collectivité lorsqu’en tombent les dehors hypocrites. Et il opère dans un grand éclat de rire, en lançant un allègre défi à la raison, en jetant sur la mécanique morale le regard sarcastique que le vrai libertin pose sur sa proie.


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Dans la rue de la Providence, une réception se prépare après l’opéra. Potentats locaux et professions libérales, flanqués d’un gratin international (une cantatrice farouche, un sémillant chef d’orchestre septuagénaire), sont les invités d’Edmundo et Lucia Nobile, cadors de la jet society. Mystérieusement, tous les domestiques désertent la maison à l’exception du maître d’hôtel, dévoyé parmi les puissants et solidaire de leur barque parce qu’il a appris le respect chez les jésuites. La party s’engage cahin-caha, dans une sorte d’inquiétude feutrée, malgré le champagne, le caviar et la sonate de Paradisi. Au moment de prendre congé, une étrange inertie s’empare des convives qui, sans vergogne, s’installent en camp volant dans le grand living-room. Au réveil, personne n’arrive à sortir de la pièce et la colonie, d’abord maugréant puis terrifiée d’être victime d’un sort maléfique, doit planter son pavillon sur un territoire exigu, plongée dans un dénuement complet, isolée de la ville par un invisible cordon sanitaire. On se soulage dans un placard plein de vases de Chine ; on copule dans un autre aux cloisons adornées de l’effigie de la Madone. Au bout d’une longue promiscuité, la colère, la faim, la soif et la peur poussent presque les naufragés au meurtre. Cruautés et injures, horions et close-combat deviennent bientôt le lot de ces snobs en plastron, saisis par l’aboulie et asphyxiés dans leur tanière. Le roi est nu : chic vestimentaire, propreté, politesse, self-control, dignité d’allure, toute la fausse monnaie des belles manières s’effrite à vue d’œil. Une main coupée, digne d’Orlac ou de Nerval, affole une kabbaliste hystérique et, telle un monstrueux scarabée, vient lui caresser la poitrine. Des francs-maçons formulent en vain leur cri libérateur. Et chacun redoute, on ne sait pourquoi, de devenir complètement chauve. Par un miracle noir, comme une aiguille du disque qui après la chamade reprendrait son sillon, un rituel incantatoire parvient enfin à rompre l’enchantement. Les captifs libérés regagnent en piteux état le monde extérieur, où gronde une émeute, et se retrouvent à l’église pour célébrer une action de grâces. Ici Buñuel se fait machiavélique : le phénomène reprend dans le lieu saint. Docile au décret du destin, un troupeau de moutons pénètre à l’intérieur de la nef, s’offrant en holocauste et laissant prévoir l’ouverture d’un hypothétique septième sceau.


C’est le propre de toute œuvre à l’écorce énigmatique d’être prise entre deux feux : les uns la ramènent aux limites d’un jeu délirant et aléatoire tandis que les autres la réduisent à un schéma explicatif trop strict, en décryptent les symboles comme on épèle une carte d’état-major. Buñuel, qui adore mystifier, s’est lui-même employé à brouiller les pistes en déconcertant les maniaques du mode d’emploi et en laissant pour seul butin cette esquive selon laquelle l’unique explication du film, c’est qu’il n’y en a aucune. Faut-il pour autant renoncer à toute signification ? Il importe plutôt d’éviter les traductions pas à pas, le parallélisme méthodique du concret et de l’abstrait, la gaucherie des paraphrases juxtalinéaires, et de laisser agir des images qui ont une force d’impact avant d’être dotées d’un sens littéral. Dans son aspect le plus manifeste, L’Ange exterminateur offre un cheminement dramatique excellemment mené, avec suspense, rebonds, progression et chute imprévue. La structure en crescendo dose savamment péripéties, attentes mornes et crises violentes : le protocole glacé du début, qui établit une atmosphère de malaise sournois, le dortoir improvisé, la confusion du réveil, l’installation difficile dans l’inconfort et l’ordure, la satisfaction hasardeuse des besoins élémentaires, l’irruption sur les plus vulnérables de la maladie, de la folie et de la mort… À cette trame vient s’intégrer une multitude d’éléments disparates, comme des collages dans un tableau (postulat fantastique, données arbitraires, glissades de la narration, gestes ou paroles inexpliqués, parenthèses visuelles incongrues), qui dérobent l’anecdote en une sorte de plain-chant surréaliste. Quelques gags mémorables émaillent la tapisserie : le mouton embroché au milieu du salon par la gentry hirsute qui improvise son succulent méchoui sous les lambris, irruption d’une ribote de Néandertal dans l’empois d’une demeure bourgeoise, ou bien, cadrée de loin avec un pieux effacement, l’église surmontée du drapeau jaune des pestiférés. Autour de ces motifs, qu’une cocasserie ludique enchevêtre par automatisme de l’écriture ou pouvoir discrétionnaire de l’imagination, se développe enfin un pianotement d’idées-force à travers laquelle le film trouve sa ténébreuse unité. Et on pénètre alors, de manière intuitive davantage qu’à la faveur d’un raisonnement explicite, dans les plis de ce que Baudelaire appelait, l’opposant à la thèse de la surface ou aux tropes superficiels, la rhétorique profonde de l’œuvre.


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Dans le huis-clos de L’Ange exterminateur, l’espace a en quelque sorte absorbé le temps, la durée ne peut plus être saisie qu’à travers des objets partiels, des signes, des clichés qui rendent compte de modèles idéaux, d’habitudes culturelles, jamais d’une réalité immédiate. La claustration n’apparaît pas comme un phénomène surnaturel mais plutôt comme le couronnement d’une exaspération de la mécanique mondaine, poussée jusque dans ses plus subtils retranchements. Ne sont séquestrés que les complices de l’ordre, les possédants, les militaires, plus tard les prêtres et les dévots. C’est leur panurgisme, leur esprit de chapelle, leur aveuglement, leur conformisme qui les isolent entre gens du même sérail, à l’écart des troubles sociaux, substituant la proximité de l’élite à celle menaçante des classes réprouvées. Peut-être assiste-t-on à un suicide collectif, symbolisé par le sacrifice de l’agneau pascal qui se laisse égorger les yeux bandés. Peut-être le film est-il une allégorie de la Justice fortuite et objective qui frappera chacun avec les armes qu’il redoute. Par une ironie vengeresse, la bourgeoisie trouve dans les formes artificielles de son maintien les mobiles de sa dégénérescence et de sa disparition. Le travelling latéral qui, lors de la messe finale, détaille les rescapés, figés par la piété, les rend à leur vraie nature : marionnettes du pouvoir existant, ils constituent déjà le cabinet des figures de cire. À cet égard, la religion chez Buñuel se présente souvent comme l’alibi d’une impuissance, la forme noble et habilement entretenue de la démission. D’où la satire féroce de toutes les superstitions, le catholicisme et ses vierges lavables, la Kabbale et ses gris-gris, la franc-maçonnerie et son sésame inarticulable. Autant de momeries renvoyées à la même absurdité, désignées comme les recours infructueux des faibles d’esprit. La Providence reste absente de la rue qui porte son nom et, miracle à l’envers, l’église se referme sur ses fidèles comme un piège à rats. Quant au ressac insurrectionnel qui, aux ultimes instants, vient battre leur îlot, il conclut tel un aboutissement logique cette lente agonie des nantis.


On s’exténuerait pour rien à recenser les gros plans (signifiants), les mouvements d’appareil (constants mais imperceptibles) dans un ensemble d’une si harmonieuse coulée. À ce degré de sûreté dans l’écriture, il paraît vain d’établir un répertoire des effets et des prouesses alors que le style chez Buñuel se veut non coup de pouce propice à l’illusion mais force tranquille d’un artiste convaincu que forme et contenu surgissent d’un appel réciproque. De même que les personnages du Charme Discret de la Bourgeoisie se découvriront installés à leur insu sur une scène de théâtre, ceux de L’Ange exterminateur se retrouvent esclaves de leurs propres jeux, par l’un de ces glissements dont le réalisateur est coutumier, et qui consiste à accentuer à tel point la névrose ordinaire qu’elle en devient extraordinaire. Le cygne de cristal (sorte de ravier réunissant le mauvais goût cher à Dada et l’aberration fonctionnelle), les cabinets d’aisance enluminés de figures pieuses, la combustion du violoncelle, l’ours dans la cuisine, l’homme qui se rase les jambes avec son Remington, le délire collectif traversé de divagations mystiques (ici le Te Deum, là le pape évoqué comme un fier guerrier himalayen) témoignent, jusque dans le déchaînement de l’inconscient, de la toute-puissance de l’imagerie. Éros ne parvient pourtant à affirmer son empire que sous une forme dérisoire ou macabre : la lubricité sénile du chef d’orchestre qui se relève la nuit pour embrasser les femmes, la tendresse pourrissante qui enchaîne Francisco à sa sœur, les amants qui ne trouvent d’issue qu’en se donnant la mort… Comme si, dans un monde limité de toutes parts, le néant était l’unique infini qui demeurait accessible. Parce que le cinéaste y est à la fois juge et partie, bourreau et victime, le film offre bien davantage que le procès d’une classe. Il faudrait plutôt parler d’un cri de rage de l’instinct pris au piège, mais d’un instinct qui ne se fige dans aucune solution rassurante. Il est simplement ce qui avance, une force aveugle allant droit devant elle — et peu importe qu’au terme de son itinéraire ce soit le trépas qu’elle rencontre. Il n’y a qu’une seule morale qui puisse être ici dégagée, c’est celle du mouvement ; il n’y a qu’un seul but qui se dessine, c’est le chemin.


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Thaddeus
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le 5 déc. 2021

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